"Toujours dans le sillage originel fureur des épines sous la clarté on a planté des écriteaux à tous les carrefours Dieu est mis en graffiti"
Le paysan, le forgeron des lettres, le chasseur impénitent, le sage à l’humour naturel, enfin l’écrivain pour son village. Lui c’est Chabane Ouahioune auquel son berceau natal, Tassaft Ouguemoune, s’apprête à rendre un hommage plus que mérité. Il est né le 23 avril 1922. «L’auteur de Tiferzizouith ou le parfum de la mélisse revient, du haut de ses quatre-vingt neuf ans, sur les devants de la scène littéraire qu’il a marqué de sa griffe au début des années quatre-vingt, avec un roman au titre évocateur de son amour inextinguible pour sa terre natale, la Kabylie : L’Aigle du rocher. Cet oiseau de proie, de fierté et de puissance, Chabane Ouahioune l’a conçu comme un messager romanesque chargé par sa connaissance intime et céleste de son territoire imprenable de raconter, de ses vols majestueux et ses pics, ailes déployées et le regard perçant, de raconter les villages, les ravins, les cours des rivières, la faune, la flore, le dur labeur des paysans aux terres escarpées, aux enfants, à ses petits-enfants. Un legs d’une passion. Une prosopopée, un conte raconté du ciel, des cimes du Djurdjura sur lesquelles, été comme hiver, s’ouvrent les fenêtres de la maison de l’écrivain. Tant d’années ont suivi le cours des rivières qui peinent à se frayer un cours au fond des gorges enserrées. Il est là debout, du haut de son balcon, il regarde, il se regarde car la nature est son miroir. Devant tant de splendeur végétale, peu importe le poids des ans, l’aigle, jamais, ne vieillit dans sa symbolique. Il est toujours peint, décrit, raconté imaginé dans sa puissance légendaire, emblématique. D’autant qu’il ne s’agit pas de n’importe quel aigle. L’Aigle du rocher. Il est né dans ce village en nid d’aigle le 23 avril 1922, à Tassaft Ouguemoune, cœur et fief révolutionnaires du Colonel Amirouche, chanté loué pour sa témérité et celles de ses hommes aux maquis libérateurs, surnommé à juste titre «l’Aigle du Djurdjura». La symbolique ne s’épuise pas. L’enfant Chabane a qui de tenir. Son père, Mohand Améziane, normalien de Bouzaréah, fin lecteur, écrivait des articles dans ‘La voix des humbles’, le journal des instituteurs du début du vingtième siècle. Il sait, comme Mouloud Feraoun, que seule l’instruction, pour l’indigène colonisé vainc la misère et affranchi du joug, des pièges, quand bien même cette instruction est chichement distribuée, comme les sacs de blé aux temps de la disette, aux colonisés qui, pour la ténacité qu’ils ont acquis à braver les rigueurs montagneuses jusqu’aux nids d’aigles, apprennent avec rage l’alphabet des plaines conquises. Le jeune Chabane entre lui aussi à l’école normale en 1942. Un sanctuaire de la connaissance qui promet un avenir tout tracé sur les pas prestigieux du paternel, n’eût été l’ordre de réquisition sur les fronts de la Seconde guerre mondiale. Beaucoup d’élèves de sa section se sont vaillamment sacrifiés pour la France libre contre le fascisme. La mort des jeunes montagnards hors du charnier natal est pareille à ces oiseaux rapaces exotiques, exilés de leur désert, pour distraire les touristes de passage dans les périphéries des capitales de l’or noir d’Arabie. L’armistice signé Chabane Ouahioune retrouve Tassaft Ouguemoune et reprend ses études à l’école normale de Bouzaréah. Mais quelque chose en lui s’est sans doute cassé au contact de la réalité sordide de la guerre. Trop d’injustices. Tel le personnage de Mouloud Mammeri dans son roman ‘Le sommeil du juste’ revenu du Front désenchanté.» Il prend ses clics et ses claques et s’installe en fac de droit pour devenir avocat. Il y décroche son certificat d’aptitude au grade de Bachelier en droit le 26 juin 1948 et sa licence en droit le 25 février 1949. Trois années auparavant en 1946, alors étudiant en droit, dans un hôtel d’Alger centre où il a loué une chambre avec un ami, il fait la connaissance d’un locataire qui sait cuisiner et préparer du thé et écrire. Ce qui ne gâche rien. Ce locataire n’est autre que Mouloud Mammeri, alors enseignant au lycée de Ben Aknoun. Il apprécie les qualités morales et intellectuelles de son hôte, Chabane Ouahioune. Il lui confie même, sitôt écrites, des pages du manuscrit, de son premier roman ‘La colline oubliée’. Ouahioune s’en délecte dans sa chambre d’hôtel où, sur la demande appuyée de Mouloud Mammeri, il se fait lecteur de manuscrit et de quel manuscrit ! Le premier contact avec l’écrit romanesque date de cette rencontre décisive avec Mouloud Mammeri, un «pays» de Béni Yenni tout proche de Tassaft Ouguemoune. Pour un indigène, même naturalisé français pour les besoins de la cause professionnelle, le barreau est un guêpier. Plaider, oui, mais quelles causes, hormis les affaires de chiens écrasés ? Les événements se précipitent et, avant que n’éclate la guerre de Libération, Chabane Ouahioune quitte Alger, le barreau compromettant et de nombreux amis et personnalités du milieu politique et juridique algérois d’alors. Il dépose son barda à Tassaft Ouguemoune où, au milieu des siens, il vit la guerre de Libération, de son déclenchement à la libération. Il n’est ni instituteur ni non plus avocat. Il travail la terre, du déclenchement de la guerre à l’indépendance. Avocat à Paris ? Une lubie. Mais des perspectives de travail s’offrent à lui dans les nombreuses affaires litigieuses du contentieux dans le domaine public, principalement dans les hôpitaux. Il revient à Tassaft Ouguemoune, prend sa famille en Indre et Loire. C’est l’année 1963. Malgré les vicissitudes de l’exil assumé Chabane Ouahioune gagne aisément, pour l’époque, sa vie et celle de sa famille. Il a l’œil aiguisé d’un aigle qui fonce sur sa proie. Il est à l’écoute des transplantés, ouvriers venus de toute l’Afrique mais aussi des Français, des Italiens, des Portugais, tassés dans cet hôtel du Parc rouge tenu par Mme Léon, égayé par Djoumga, un noir qui gratte sa guitare quand la quinzaine tarde à venir au grand dam de la logeuse qui a fort à faire avec les impôts et les descentes de police, fréquentes. Il en fait un roman, pas son premier, pourtant. Il a la nostalgie du pays, surtout de la nature sauvage de Tassaft Ouguemoune. En Indre et Loire, il y a des hirondelles, des vaches. Il a besoin, aux heures fraîches des cours d’eau, des ravins, des sentiers à donner le vertige même aux chèvres insatiables, d’admirer le maître des cimes, son «Aigle du rocher». Puis il décide de rentrer au pays, mais il se précédait par son livre «La maison au bout des champs», publié en 1979 par la SNED. Ce roman, au titre énigmatique, raconte toutes ses années de guerre à Tassaft Ouguemoune par la symbolique de ce gîte isolé (celui d’une vieille femme gardienne des lieux et des maquisards) oublié jeté aux oubliettes, à la périphérie des champs, d’où ce repli géographique «au bout des champs». La seule critique, assez virulente pour l’époque, est venue de Tahar Djaout dans les colonnes du quotidien El Moudjahid, daté du dimanche 30 septembre 1979, date de parution du roman dans un article sous le titre ‘Un roman circonspect’. Il l’introduit par des observations de forme sur la couverture du livre : «Sous cette couverture pour le moins inesthétique, qui irait parfaitement, avec ses bandes colorées et son jeu de rectangles, à un ouvrage d’audit ou à un quelconque traité d’informatique, se cache bel et bien un roman». Ce qu’il en dit du contenu est au cœur du débat de l’époque sur le traitement romanesque de la guerre de Libération des années après son déroulement. D’autres romans suivront dans la même veine. C’est en 1984, aux éditions Enal, qu’il livre son roman le plus abouti et par lequel il conquiert ses lettres de noblesse. Il s’agit de ‘Tiferzizouith ou le parfum de la mélisse’. D’ailleurs, les éditions Enal mettent le paquet dans l’illustration de la couverture et la mise en page. La critique y a vu un roman «Vert», naturaliste, écologique. Le titre l’énonce d’emblée par la référence en kabyle à la citronnelle (ou la mélisse) dont butine l’abeille. Dans ce roman, enfin, Chabane Ouahioune retrouve son Aigle du rocher, l’intimité avec la nature, la faune, la flore, les rivières, les ravins à travers M’hand, son personnage à la Giono et, plus algérien, à la Malek Ouary qui, dans ‘Le grain dans la meule’ décrit l’Assif Nath Abbas, né des cimes du Djurdjura, aux berges herbeuses et giboyeuses. Mais le contexte historique reste celui de la guerre et de ce besoin de décrire les us et coutumes d’une société insulaire. Cette rentrée littéraire de 2010, après plus de vingt ans d’absence de la scène littéraire, Chabane Ouahioune revient, à 89 ans, au roman avec ‘L’aigle du rocher’ attendu aux éditions Enag. Il l’a conçu, dit-il, comme un legs à ses petits-enfants qui lui ont demandé expressément de leur conter la Kabylie qu’ils ne connaissent pas suffisamment, parce que nés et vivant en France. Il y fait parler un aigle dans ses voyages célestes au-dessus de la Kabylie, de ses montagnes, de ses villages qui se pressent sur leur cime où s’égrènent sur leur flanc, des rivières aux méandres serpentant les obstacles des ravins, des plantes, des animaux dont il est le prédateur, des arbres amoureusement greffés. Bref, ‘L’aigle du rocher’, c’est lui, Chabane Ouahioune. Et, lui c’est l’écrivain modeste et effacé qui n’aime pas trop ou pas du tout les feux de la rampe. Qui n’apprécie pas outre mesure les prosceniums des donneurs de leçon. Humble et simple comme la terre qui l’a vu naître et grandir.
S.A.H
