L’apparition des néologismes

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En dépit de leur succès auprès des jeunes, les chants nationalistes n’ont pas eu beaucoup d’effet sur le renouvellement de la langue : aucun mot nouveau n’y a été intégré, y compris ceux à forte connotation affective comme tera “amour’’ ou tilleli ‘’liberté’’. On continue donc à utiliser les termes empruntés à l’arabe, lh’ubb et lh’uria, comme on peut le constater dans les chants de guerre, tel Ayemma aâzizen urett’ru, ‘’mère bien aimée, ne pleure pas’’, de Farid Ali. Même l’usage du mot amazigh, ‘’berbère’’ et tamazight ‘’langue berbère’’ ne s’est pas répandu dans les milieux populaires. On continue à dire aqbayli, ‘’kabyle’’ et taqbaylit ‘’langue kabyle’’ ;

Le Bulletin de l’Académie berbèreAprès l’indépendance, il faut attendre le bulletin de l’Académie berbère, Imazighènes pour voir le lancement de nouveaux mots. Rappelons que cette académie, fondée en 1967, à Paris, par un ancien officier de l’ALN, se proposait de défendre et de promouvoir la langue et la culture berbère, mais en réalité elle était beaucoup plus préoccupée de politique (opposition au gouvernement algérien de l’époque) que de recherche scientifique. On lui doit néanmoins une tentative de rénovation de l’alphabet tifinagh ainsi qua la proposition d’un certain nombre de néologismes. On relève principalement le nom berbère des nombres, empruntés aux dialectes qui les emploient encore, des mots empruntés à divers dialectes pour remplacer des emprunts en kabyle, des mots forgés pour exprimer des réalités modernes. Des mots usuels kabyles sont également repris avec des significations nouvelles.

Voici des exemples :1-Les noms de nombre :Les chiffres 1 à 10 sont repris du système numéral berbère, mais les chiffres composés sont obtenus avec la juxtaposition des chiffres simples, alors que dans les dialectes qui emploient encore la numérotation berbère, les éléments simples sont réunis par le joncteur d’’et’’ comme dans mrawtza ‘’dix neuf’’, mraw d tza, en touareg.. Certains noms de nombres sont forgés, ainsi que l’indique warem ‘’vingt’’ (touareg : snatet tmrawin).Les noms exprimant des dizaines sont également forgés à partir des termes exprimant les unités tels caret ‘’trentaine’’, ukkuset ‘’, semmuset ‘’cinquantaine’,’ etc.

2-Mots repris à divers dialectes : -acengu ‘’ennemi’’, asel ‘’nouvelle’’ (touareg), amedyaz ‘’poète’’, agarew ‘’mer, océan’’ (chleuh) imalas ‘’semaine’’ tifesnaxt ‘’carotte’’ (dialecte de Djerba, en Tunisie’’ etc.

3-Termes kabyles dont le sens a été modifié (néologismes de sens):-Afernas ‘’hécatombe’’ (sens habituel : ) tajmilt ‘’reconnaissance’’ tujjma ‘’nostalgie’’ -acacfal ‘’géant’’ (sens habituel : long baton pendu aux poutres du toit et servant à accrocher les vêtements), etc.

4-Néologismes formés à partir de mots relevés dans divers dialectes berbères :-Aghrif ‘’peuple’’, tigduda ‘’république’’, tigemmi ‘’patrimoine’’, agraw ‘’assemblée’’, anbad’ ‘’gouvernement’’, iswi ‘’but, objectif’’, asekkil ‘’alphabet’’ tigherma ‘’civilisation’’ tallit ‘’époque’’ etc.Un certain nombre des néologismes de l’Académie berbère ont été repris par l’Awal pour devenir, notamment dans les médias, d’un usage courant. Mais le gros de la production est aujourd’hui en grande partie oublié. Il est vrai que la production du Bulletin, boycottée en Algérie, n’a pas connu de diffusion. D’ailleurs, quelques années après son lancement, l’organe de l’Académie berbère, allait être dépassé par deux productions majeures : Tajerrumt, ‘’Grammaire berbère, en berbère’’ et Awal, ‘’Lexique de vocabulaire berbère moderne’’

Tajerrumt C’est la première grammaire berbère publiée entièrement en berbère. Œuvre du romancier et de l’essayiste algérien Mouloud Mammeri, elle a été éditée en 1976. Depuis, elle a connu d’autres éditions, et elle a servi de base à l’enseignement, d’abord dans le cadre associatif, puis dans les écoles, après l’introduction de l’enseignement du berbère.C’est dans cet ouvrage que l’on trouve, pour la première fois, une terminologie complète d’un vocabulaire spécialisé, celui de la grammaire :Amyag ‘’verbe’’ isem ‘’nom, substantif’’, asg’et ‘’pluriel’’, amalay ‘’masculin’’, asuf ‘’singulier’’, ilam ‘’futur’’, tawsit ‘’genre’’ asentel ‘’subordination’’, etc.On trouve aussi tout un vocabulaire usuel en kabyle, généralement emprunté, comme acku ‘ maca ‘’mais’’, acku ‘’parce que’’, amezruy ‘’histoire’’ ad’lis ‘’livre’’ etc. ainsi qu’un système d’abréviation tels ’’atg ‘’ar trigra, etc.’’, gt. ‘’g’et, pluriel’’ etc.Le mot tajerrumt, ‘’grammaire, syntaxe’’, est emprunté, lui, à l’arabe dialectal : djerrumiya, qui signifiait ‘’grammaire d’Ibn Adjurrum’’. Mais rappelons tout de même qu’Ibn Adjurum était un Berbère. Ce célèbre grammairien marocain, né en 1273 ou 74 de l’ère chrétienne, mort en 1329, est l’auteur de la fameuse Muqaddima, ou Prolégomènes, cours précis de grammaire arabe, que des générations entières d’étudiants ont apprise par cœur. Cet ouvrage, qui a connu une grande diffusion dans le monde musulman et au Maghreb, on l’appelait couramment al Djurumia, ce qui a donné à Mammeri l’idée de le reprendre.La plupart des néologismes de Tajerrumt sont empruntées, ainsi que l’indique Ramdan Achab dans son étude sur la néologie kabyle, au touareg (43%) une partie au kabyle (20%), une petite proportion au chleuh (8%). Quelques mots viennent de divers dialectes : chaoui, tamazight du Maroc central, dialectes du Mzab, du Gourara…etc. (5%). Le reste des mots, soit 20%, relèvent de racines pan berbères, c’est-à-dire communes à la plupart des dialectes, y compris le kabyle. On relève même l’utilisation de quelques mots arabes comme base de production de la néologie ! timt’iqt ‘’syllabe’’ (de nt’eq ‘’parler, dire quelque chose’’ ou taxtimt ‘’désinence’’ de xtem ‘’finir’’.Mammeri, non seulement varie la provenance de ses néologismes mais, aussi, il mobilise les ressources de la langue. Ainsi, il introduit, pour la première fois, l’affixation, à la base, dans de nombreuses langues de créations. On citera parmi les préfixes :azgen ‘’moitié, semi’’, dans azgenaghri ‘’semi-voyelle’’, azgenaggagh ‘’semi-occlusif’’sn’’connaissance, science’’, par exemple : tasnilsit ‘’linguistique’’, de sen’’connaissance’’ et iles ‘’langue’’-ar/ur, préfixe privatif, comme dans arawsun ‘’neutre’’, formé de ar, négatif, et du mot touareg tawsit ’’genre’’ etc.Il est vrai que ar/ur est déjà attesté dans la langue avec des formations comme warisem ‘’anonyme’’, nom de mois dans le calendrier des femmes, formé par ar/war et isem ‘’nom’’Tous les néologismes de Tajerrumt seront repris dans Awal, œuvre néologique majeure, composée sous la direction de Mammeri.Œuvre d’un écrivain et d’un grammairien, de surcroît berbérisant, Tajerrumt est la première œuvre de néologie berbère réfléchie, qui repose sur des bases scientifiques. D’ailleurs, en dépit du temps, elle est encore largement utilisée dans les milieux scolaires de kabylie. Aujourd’hui encore, en dépit des critiques qui lui ont été faites, elle sert encore de base à l’enseignement dans les cours de tamazight des établissements scolaires.

M.A. Haddadou(A suivre)

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