Le contexte dans lequel est célébré cette année le Printemps amazigh d'avril 1980 paraît revêtir une particularité certaine.
L’officialisation de tamazight dans la Constitution de février 2016 ne peut laisser personne indifférent, aussi bien ceux qui y voient une occasion historique pour que chacun, à commencer par les institutions de l’État, prenne ses responsabilités dans la nouvelle entreprise de réhabilitation et de promotion de la langue amazighe, que ceux qui y voient une « velléité manœuvrière » de neutraliser une vieille revendication populaire. Or, cette dernière probabilité à supposer qu’elle soit inscrite dans l’agenda d’une quelconque officine, ne peut rien contre un mouvement historique dont les racines plongent dans le Mouvement national, en passant par tous les sacrifices consentis par plusieurs générations, dont la dernière est celle qui a offert en sacrifice 127 martyrs en 2001. La particularité du contexte d’aujourd’hui consiste aussi dans cette propension de certains regroupements politiques- dans une vaine tentative de récupération ou de remplissage d’un vide fonctionnel au sein de leurs structures-, à s’accaparer de la symbolique du 20 avril, laquelle appartient à toute la Kabylie. On peut même avancer que, avec la reconnaissance de cette date par une grande partie de l’élite nationale et même des institutions de l’État comme étant le point de départ de la revendication démocratique en Algérie, la symbolique appartient à toute l’Algérie. Dépasser la simple symbolique, se projeter dès maintenant sur le terrain de l’organisation et de la production tel semble le défi immédiat de tous ceux qui tiennent à donner un contenu réel et concret à cet acquis constitutionnel. L’on sait que des dizaines de pionniers de l’écriture, du cinéma, du théâtre, de l’alphabétisation,… n’ont pas attendu le nouveau siècle ni la nouvelle Constitution pour s’investir totalement dans la création en tamazight, sous toutes ses déclinaisons. C’est, d’ailleurs, à eux que l’on doit le capital-expérience et l’accumulation historique qui font, par exemple, converger aujourd’hui les choix des caractères vers l’option dominante, le latin. Ceux qui ont eu l’idée de mettre la devise « hier un combat, aujourd’hui une consécration » pour la célébration de ce 36 anniversaire du Printemps amazigh, ne s’y sont pas trompés. Cependant, la consécration ne devrait pas signifier « se reposer sur ses lauriers », ou tenter de jouir du repos du guerrier. En fait, l’entreprise ne fait que commencer. Faire accéder tamazight au rang de langue de l’administration, des sciences et des techniques, est une œuvre de longue haleine, qui a le mérité d’être entamée il y a plusieurs années de cela, dans des conditions de patente adversité. Le pragmatisme commande imparablement d’exploiter les acquis en la matière, d’intégrer ce qui a été réalisé par l’Université depuis la fin des années 1990 et de lancer de grands chantiers de recherche, d’établissement de programmes scolaires qui puissent répondre à l’extension géographique de l’enseignement de tamazight décidée par le ministère de l’Éducation pour la rentrée 2016/2017, et de continuer à exiger de l’État de mettre en pratique les instruments et les institutions prévus pour la promotion de cette langue, à commencer par l’Académie inscrite dans la Constitution. Assurément, c’est sur le terrain pratique, dans la création, dans l’animation quotidienne de cette exigence d’aller de l’avant, que se tracera la ligne de démarcation entre ceux qui tiennent à réaliser un vieux rêve, celui des militants, célèbres ou anonymes, qui se sont investis au moins depuis les années quarante du siècle dernier, dans la réhabilitation complète de l’identitaire algérienne, d’une part, et ceux qui se contenteront de continuer à en user comme simple fond de commerce dans un marché politique en déshérence. Outre ce rappel du contexte dans lequel se déroule cette année la célébration de la journée du 20 avril, nous tenons à faire ci-après une rétrospective de cette longue épopée, à savoir le parcours de la revendication amazighe, dont les éléments sont puisés dans les différentes contributions que nous avons faites dans La Dépêche de Kabylie depuis le début de l’aventure exaltante de ce quotidien en 2002.
Éveil de la conscience amazighe
Trente-six ans. Presque quatre décennies depuis le soulèvement des populations de Kabylie contre un déni historique, contre un régime dictatorial, pour la réhabilitation de l’identité berbère dans ses dimensions linguistique, culturelle et historique. Peut-on procéder à une halte, histoire de faire la synthèse ou du moins la récapitulation d’une marche toujours en marche, d’une épopée en devenir ? Rien n’est moins sûr. Seuls les historiens et les analystes des prochaines décennies pourront intégrer, dans une perspective de recherche et d’intégration à l’historiographie générale, ce mouvement populaire, historique, qui aura marqué d’une façon indélébile l’histoire politique et sociale non seulement de l’Algérie, mais aussi du Maghreb et de l’Afrique du Nord, territoires sur lesquels est gravée la mémoire de la berbérité. Nourri par des injustices historiques et des dénis perpétuels de tout ce qui constitue la substantifique moelle et la sève de la culture originelle de l’ancienne Tamazgha, le mouvement berbère aura influé d’une manière décisive sur le cours des événements des pays concernés depuis le milieu du 20e siècle jusqu’au début du 21e siècle qui inaugure le nouveau millénaire. Des essais d’explication ont été faits par des idéologies de gauche ou de l’extrême gauche, tendant à accréditer la thèse d’un mouvement purement social dû à la concentration démographique et aux difficultés liées au relief accidenté de la région qui porte haut et fort la revendication berbère, à savoir la Kabylie. La permanence du fait berbère et la constance d’une spécificité culturelle et sociologique de la région « rebelle »’ ont beaucoup relativisé cette façon de voir qui, contrairement à ce que supposerait l’épistémologie politique, confond la cause avec les effets. Une autre option, basée sur une patente paresse intellectuelle et, souvent aussi, sur une claire volonté de soumission, place la revendication berbère parmi les « survivances » coloniales. On feint d’oublier que la Kabylie, qui est située à moins de 100 Km de la capitale, ne fut colonisée que 27 ans après la prise d’Alger et 26 ans après la prise d’Oran. La résistance farouche de ses populations fera encore parler d’elle pendant la formation du mouvement national et durant la guerre de Libération nationale. Les historiens ont apporté la preuve que la langue berbère n’a pas été favorisée par le système colonial si ce n’est dans le cadre de la recherche ethnographique qui consistait à mieux connaître les peuples ‘’indigénisés’’ en Afrique et en Asie, ou à s’adonner à un exotisme de pacotille.
De tout temps et en intégrant les données successives de l’histoire faites d’occupations, d’invasions et d’agressions, l’âme berbère a essayé tantôt de se distinguer, tantôt de se fondre, mais avec une relative autonomie, dans les nouveaux ensembles en présence et souvent de se révolter contre un destin adverse, inaugurant par là ce que Ibn Khaldoun appellera ‘’Bled Essiba’’ (pays de la désobéissance) en éternelle opposition au « Bled El Makhzen »’ (pays du trésor, représentant le pouvoir central).
Un long combat
Tout au long de l’histoire tumultueuse de l’Algérie, la culture berbère, souvent sans support écrit, a pu être conservée dans ses différentes formes, dont la principale est la forme linguistique. Dans le processus de revendication inhérent à tamazight, l’identité et l’histoire à réhabiliter sont étroitement jumelées à la langue. C’est évidemment au 20e siècle que la conscience berbère, concentrée en Kabylie pour des raisons historiques, commencera à prendre son élan. Au sein du mouvement national, la question connaîtra son apogée pendant la crise dite « berbériste » de 1949, où des militants de la Kabylie avaient essayé d’introduire la dimension berbère du peuple algérien dans les textes et la philosophie du parti nationaliste, le PPA.
L’action fut rapidement présentée comme un « travail fractionnaire » au sein du parti, et on qualifia les animateurs du mouvement de « berbéro-matérialistes ». Messali a pu renvoyer sine die la question berbère, en procédant à des purges au sein du parti.
Au lendemain de l’indépendance, la dictature ayant succédé à la guerre des wilayas, n’avait aucune vocation de prendre en charge les revendications populaires et à fortiori la revendication berbère. Et c’est ainsi que la Kabylie, saignée à blanc par une guerre qui aura emporté des milliers de jeunes martyrs, se trouvera face au pouvoir central dans une position de « chiens de faïence », défiance et incompréhension qui se fonderont momentanément dans un mouvement politico-militaire, le FFS. Pendant environ quinze années de colère tue, de mépris subi, d’espoirs annihilés et d’attente déçue, les populations de Kabylie, et particulièrement la frange de la jeunesse qui a fréquenté l’école de l’indépendance, ont essayé de sortir de l’isolement et de l’ostracisme en s’investissant, dans la clandestinité dans la recherche et la production liées au domaine berbère. De même, écrivains, chanteurs, hommes de théâtre ont tout fait pour abolir la fatalité qui s’est abattue sur la langue et la culture berbères. Des associations clandestines de villages jusqu’à l’institution parisienne appelée « Académie berbère, en passant par les collectifs culturels des lycées et universités, des efforts ont été consentis dans le sens d’une sensibilisation du peuple quant à la nécessité de défendre et de promouvoir la langue berbère par tous les moyens pédagogiques, associatifs et culturels. Des individualités, comme feu Mouloud Mammeri, se sont distinguées par les moyens qu’ils ont mis en œuvre pour réhabiliter, non seulement une langue, mais aussi une culture et une identité. Étrange destin, c’est suite à l’annulation, par le wali de Tizi-Ouzou, d’une conférence sur la poésie kabyle ancienne, que devait donner Mouloud Mammeri à l’université qui porte aujourd’hui son nom, que la précipitation des événements aboutit à ce qui est appelé depuis « Tafsut Imazighen » (le Printemps berbère).
Underground culturel
Ce réveil ne fut pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. À la fin des années 1960 et tout au long des années 1970, une véritable renaissance culturelle s’est développée dans un système underground, en dehors des circuits administratifs, de la bureaucratie et de la censure du parti unique. Les cours informels de berbère assurés à l’université d’Alger par Mouloud Mammeri étaient assidûment suivis par des étudiants engagés dans le combat culturel ; ces cours seront brutalement interrompus par l’administration et la fougue de l’élite kabyle prit d’autres relais. Un point de ralliement sera consigné par Bessaoud Mohand Arab en fondant, avec des amis, l’Académie berbère de Paris. Autour de cette institution bénévole graviteront des étudiants, des chanteurs émigrés et de simples travailleurs. Des relais seront implantés en Algérie, particulièrement à Alger et en Kabylie, par l’intermédiaire d’étudiants, de lycéens et de certaines personnes plus ou moins instruites acquises à la cause de la défense de la culture berbère. Mohamed Haroun, étudiant au lycée technique de Dellys, sera un fervent et efficace ambassadeur de cette institution au niveau de la Kabylie. L’arbitraire du pouvoir avait interdit toute expression publique de la culture berbère : des élèves de lycées de Kabylie ont plusieurs fois été contraints de jouer des pièces de théâtre en arabe classique ; la télévision d’État ignorait complètement la dimension berbère de la culture algérienne en faisant l’impasse sur cette langue et en faisant un matraquage propagandiste sur et dans la langue arabe, tous les signes qui renvoient à cette culture sont pourchassés, y compris par les forces de répression. La provocation alla jusqu’à programmer des chanteurs arabophones au cours d’une édition de la Fête des cerises de Larbaâ Nath Irathen, ce qui entraîna de graves troubles et une féroce répression des populations.
Cette attitude ségrégationniste avait, comme de bien entendu, renforcé la conviction des femmes et des hommes de culture, des lycéens et des étudiants, quant à la justesse du combat amazigh. Cela se traduisit par un travail encore plus profond et plus élargi de tous ceux qui, souvent avec des moyens dérisoires, s’étaient investis dans la culture.
Loin de nous, l’idée de procéder à un inventaire des œuvres et des personnalités qui allaient constituer le ferment de la lutte pour la culture berbère pendant les années qui ont précédé l’explosion d’avril 1980 ; on ne peut cependant faire l’impasse sur certains hommes et certains symboles qui ont fini par faire corps avec la société : le chanteur et militant Ferhat Imazighen Imoula, Aït Menguellet, Ben Mohamed, Mohia, Slimane Azem, Mammeri, Matoub Lounès, la JSK… On ne pourra jamais dresser une liste exhaustive pour une période qui a fait intervenir également des anonymes, des militants sans « statut » particulier. En tout cas, chanteurs, écrivains, animateurs d’associations et de revues interdites, animateurs villageois, tous ont contribué d’une manière ou d’une autre, à l’éveil de la conscience berbère en Kabylie. Même les organes officiels de l’État ont été investis, d’une manière subtile et intelligente, par les défenseurs de la démocratie et de la culture berbère ; nous faisons particulièrement allusion à la radio d’expression kabyle, la Chaîne II, où ont pu s’exprimer des hommes et des femmes de grande valeur, à l’image de Benmohamed, Boukhalfa Bacha, Hadjira Oulbachir, …etc., et à l’hebdomadaire ‘’Algérie Actualités’’ où travaillaient des plumes prestigieuses, comme Tahar Djaout, Abdelkrim Djaâd… qui ont pu éclairer l’opinion sur un certain nombre de sujets complexes liés à la culture. Il s’ensuivit alors un bouillonnement culturel sans précédent suite auquel la société kabyle a renoué avec les grands symboles de sa culture et de son histoire : Massinissa, Jugurtha, Juba, Jean et Taos Amrouche, Feraoun, Abane Ramdane, Krim Belkacem,… etc. L’université d’Alger est rentrée en effervescence depuis déjà des années. Le pouvoir de l’époque a toujours géré les manifestations politiques des étudiants par les divisions qu’il y a crées, ainsi aux berbéristes et communistes, il a su opposer les islamistes qui ne reculent devant aucun moyen, y compris la violence physique, pour mater les autres courants porteurs de modernité et de démocratie. Le sommet de l’horreur sera atteint le 2 novembre 1982 par l’assassinat d’Amzal Kamal sur le campus de Ben Aknoun.
En 1980, la conscience politique en Kabylie paraît atteindre sa pleine maturité pour exprimer publiquement les revendications historiques d’ordre identitaire et démocratique.
Une histoire à écrire et une consécrationà matérialiser sur le terrain
Le déroulement des événements depuis le 10 mars 1980, date de l’interdiction de la conférence de Mammeri, jusqu’aux derniers soubresauts en 1981, en passant par le séminaire de Yakourène, en août 1980, a été abordé par certains écrits, à l’image du livre de Arezki Aït Larbi, un des 24 détenus du Mouvement, intitulé « Avril 80-Insurgés et officiels du pouvoir racontent le Printemps berbère ». Cependant, un travail de témoignage et de recension reste à faire par les acteurs et les historiens pour montrer aux générations montantes l’exaltante histoire d’une revendication historique. Le combat n’a jamais cessé. En 1985, la revendication amazighe se fondra dans la revendication de la démocratie et de l’État de droit, et cela à la faveur de la création de la Ligue des droits de l’homme et de l’Association des enfants de chouhada, dont les animateurs seront jetés en prison. Après l’adoption du multipartisme, succédant à l’explosion populaire d’octobre 1988 et en pleine subversion terroriste, la Kabylie connaîtra, en 1994, la grève du cartable, par laquelle est revendiqué l’enseignement de tamazight. Sept ans plus tard, en mai 2001, explosera à la figure de l’Algérie, un nouveau « printemps » amazigh; celui-ci prendra la qualificatif de « Noir », en raison de l’assassinat, par les gendarmes, de 127 jeunes manifestants en Kabylie. L’assassinant, le 18 avril, du premier jeune, Guermah Massinissa, dans la brigade de gendarmerie de Béni Douala, la plate-forme d’El Kseur, la marche historique sur Alger, le 14 juin, resteront les points focaux, les images immarcescibles de ce qui prendra le nom de Mouvement citoyen des aârchs. À la faveur de ces derniers événements, tamazight sera reconnue dans la Constitution comme langue nationale. Il sera crée également un organisme gouvernemental, rattaché à la présidence, le Haut commissariat à l’amazighité (HCA). Avec son officialisation en 2016, une nouvelle étape vient d’être franchie et un immense chantier s’ouvre pour la consécration réelle de cet acquis
Amar Naït Messaoud