Le maître incontestable et incontesté du chaâbi

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Que ce soit M’hamed El Meddah, El-Anka, le Cardinal ou Ait Ouarab Mohand Iddir Halo, c’est du pareil au même, le chantre du chaâbi. Le maître, echeikh ou lharass (le destructeur).

Il est originaire de Taguercift d’Ath Djenad, mais naquit à la Casbah au 4 rue Tombouctou le 19 mai 1907. Il vint à la musique par vocation non par effraction. Il quitte définitivement l’école à 11 ans. À 19 ans déjà livré aux tourments de l’adolescence, il trouve son bonheur à la table du café Rabah charbonnier, en martelant la mesure, au rythme de la derbouka aux mains de Hadj M’rizek. C’est sur recommandation de Si Said Larbi, un musicien de renom, jouant au sein de l’orchestre de Mustapha Nador, que le jeune M’hamed obtenait le privilège d’assister aux fêtes animées par ce grand maître qu’il vénérait. C’est ainsi que, durant le mois de Ramadhan de l’année 1917, le cheikh remarque la passion du jeune M’hamed et son sens inné pour le rythme et lui permit de tenir le tar (tambourin) au sein de son orchestre. Ce fut Ayad Kehioudji (Mohand Erroumi), un demi-frère de Hadj Mrizek, qui le reçoit en qualité de musicien à plein temps au sein de l’orchestre, pour animer les cérémonies de henné 1926, l’année de tous les espoirs. Originaire d’Ouled Bellemou à Lakhdaria (Bouira), Mustapha Saïdji, plus connu sous le nom de Mustapha Nador, est né à Bouzaréah le 03 avril 1874. Âgé de 52 ans, il meurt à l’aube du 19 mai 1926 après avoir animé une soirée à Cherchell. El Anka prit le relais du cheikh dans l’animation des fêtes familiales. La veuve de Cheikh Nador lui remettra généreusement, à sa demande, le diwan de son défunt mari. L’orchestre était constitué de Si Saîd Larbi (Birou Saïd) à la cénitra, d’Omar Bébéo (Slimane Allane) à la cénitra (guitare), Si Hacène El Kerrai au violon, Mustapha Oulid El Meddah (violon), Yahia El Kouliane à la derbouka… En 1927, El Anka devenu le chef de file reconnu est fort apprécié par ses pairs. Il se fait entourer de deux spécialistes : Sid-Ahmed Ibnou Zikri et Sid Ali Oulid Lakehal pour assurer beauté et richesse à ses textes, et ce jusqu’en 1932. Le phénix enrichit son répertoire grâce à l’héritage poétique des autres meddahine, tels Bensmaïn, Driouche, Benslimane, cheikh Mustapha Nador, Maitre Saïdi, Sid Ahmed Ibnou Zekri. Il côtoie allègrement les grands poètes du Medh, comme Sidi Lakhdar Benkhlou, Sidi Mohamed Ben Messayeb, Sidi Mohamed Ben Ali, Sidi Abdelaziz El Moghraoui, Cheikh Driss El Alami, El Mendaci, Benslimane. Méticuleux dans son travail, il a pris soin d’intégrer dans sa troupe les meilleurs musiciens de l’époque. À partir de 1928, année charnière de sa carrière artistique, il entre en contact avec Columbia, une grande maison d’édition où furent enregistrés 27 de ses disques. Il participa à l’inauguration de l’ENRS (ex-Radio PTT d’Alger). Ces deux événements vont le propulser au devant de la scène à travers tout le territoire national et à l’étranger. Avec la fin tragique du cheikh Abderrahmane Saîdi (Reghai Abderrahmane), survenue le 05 août 1931 à Alger, au Boulevard Carnot près de l’hôtel Alleti, El Anka se retrouvera seul dans le genre madih, ce qui le mènera en 1932 au Maroc où il se produira devant Sa Majesté Sidi Mohammed Benyoucef, Med V, à l’occasion de la fête du trône. Des son retour de la Mecque en 1937, il reprit ses tournées en Algérie et en novembre de la même année, il part en France et renouvela sa formation en intégrant Hadj Abderrahmane Guechoud, Kaddour Cherchalli (Abdelkader Bouheraoua décédé en 1968 à Alger), Chaâbane Chaouch à la derbouka et Rachid Rebahi au tar en remplacement de cheikh Hadj Menouer qui venait de créer son propre orchestre. En 1939, El Anka sombre dans la toxicomanie. En 1942, El Anka se détourne enfin de la cocaïne. En 1953, il visitera la France et l’Italie au summum de sa renommée naissante. À partir de 1946, El Hadj M’hamed El Anka va diriger la première grande formation de musique populaire de Radio Alger, donnant naissance au «chaâbi». El Anka a enseigné le chaâbi de 1938 à 1953 à l’école El Kamendja, sise à la rue du Lézard à la Casbah. En 1965, il fait son entrée au Conservatoire municipal d’Alger en qualité de professeur chargé de l’enseignement du chaâbi. Il lèguera un très riche patrimoine à ses disciples, «Boudjemâa El Ankis, Hassan Saïd, Amar Lachab, Rachid Souki, Rahma Boualem aux Mehdi Tamache, le défunt Kaouane, Dahmane El Kobi, Chercham, Bourdib, H’cissen, Ferdjallah et tant d’autres». Certains de ses disciples ont su se frayer un chemin par leurs singularités, d’autres par contre par facilité se laisseront séduire dans une servile imitation de mauvais goût : (Mehdi Tamache, Abdelkader Chercham, H’sissène Saâdi, Bourdib, Kaouane, Toutah…). El Hadj M’hamed El Anka a appris ses textes si couramment qu’il s’en est bien imprégné ne faisant alors qu’un seul corps dans une symbiose et une harmonie exceptionnelle. La grande innovation apportée par EI-Hadj El-Anka demeure incontestablement la note de fraîcheur introduite dans une musique qui ne répondait plus au goût du jour. À partir de 1940, El-Anka confirme son genre. Les “Qaçaïd” sont merveilleusement interprétées. Les mélodies sentent un air de volupté. Le style ankaoui dépassera les frontières pour se faire apprécier partout au Maghreb. À part cheikh Nador, son père spirituel, El-Anka a eu à visiter plusieurs sources, et ce, afin de parfaire ce genre musical fort particulier. De là il s’est pris de passion pour les œuvres des grands cheikhs, à l’instar de Saidi Abderrahmane, Cheikha Yamna bent el Hadj El Mahdi, Ben Ali Sfindja et Saïd Derraz. Le répertoire d’El-Anka acquiert une grande audience.

Le chaâbi s’impose

La tradition consolide les liens entre l’interprétation, l’œuvre et le public. Ce nouveau genre ne cessa d’enrichir par des créations et des rythmes nouveaux dans la mouvance à la fois du moghrabi et de l’algérois. Il fut assurément de ceux qui auront le plus contribué à la sauvegarde artistique de ces véritables chefs-d’œuvre de la littérature poétique d’expression dialectale. El-Anka adopta et mit en musique le répertoire du melhoun, en lui imprimant la vivacité qui le distingue des rythmes lents, maniérés et affectés des noubate. Il introduisit des instruments nouveaux, élagua les neqlabate et mit la musique et le chant magrébins au goût d’un très large public. Ce nouveau genre instauré par El-Anka fera école. Le grand mérite d’El-Anka est d’avoir réussi le pari de sortir le chaâbi des cafés et autres lieux de rencontre, en le rendant accessible au grand public. Il en sera le chef de file indétrônable et incontesté malgré la farouche résistance des «andalous» qui lui faisaient obstacle en le surnommant «El-Haress» (le démolisseur), allusion au chant andalou altéré par les innovations de ce jeune prétentieux. Malgré tout, le chaâbi finira par s’imposer pro domo ! Personne ne savait, comme Le maître, mettre en relief la beauté du texte en symbiose avec les notes de l’instrument. Il savait chanter l’amour courtois ou sensuel, au delà des préjugés ancestraux et mettre à nu les tares et la vanité de la société (Soubhane Allah ya ltif…). Il savait aussi sublimer les suaves gorgées des alcôves bachiques (Gheder Kassek, Essaqi Baqi, Rah Elil ou Aâlm El Fdjer). Il avait des fugues déconcertantes : changement de rythme, surcroît de tonus et il surfait avec une dextérité et des modulations vocales ahurissantes d’un mode à un autre ! Son interprétation quittait le pluriel anonyme pour la singularité du grand art. El-Anka ne connait pas le solfège. Cela ne lui a pas fait défaut. Ecoutons-le : «Il n’y a pas mieux que la science et la connaissance. Il faut étudier la théorie du solfège, en retenir les points essentiels, sans oublier l’âme du peuple. Mais si on harmonise un chant chaâbi, on dénature son esprit. Le solfège est un moyen, non une fin en soi. C’est une mémoire écrite pour fixer les chants de manière à en faciliter l’étude et permettre leur diffusion aujourd’hui et demain».

El-Anka, un homme de caractère

On le disait ombrageux, acerbe, cinglant, distant et sarcastique alors qu’il entendait seulement faire respecter son œuvre et son art. Il transmettra à la postérité ses fulgurantes réparties, ses aphorismes et les cuisantes façons qu’il avait d’éconduire les infatués et les freluquets. Il s’imposait une discipline de travail très stricte. Pour imposer le respect, El-Anka avait une façon assez particulière d’agir avec certains groupes sociaux aux valeurs singulières. Le caractère glacial et impitoyable d’El-Anka remettait à leurs places, les arrivistes, les opportunistes et les importuns… Le cardinal, comme se plaisaient à le surnommer ses inconditionnels, s’était fait tout seul durant la dure période coloniale.

El-Anka, une légende?

En 1970, on a annoncé la mort du Phénix ! Une fausse alerte. Certains par prétention, diront que le cheïkh s’est affaibli et qu’il a perdu de son assurance. D’autres affirmeront que le cheïkh est devenu un vieillard maladif; «Ech-Cheft Edhib Issayed Enn’Mer, A Maâmi Labssar». Début 1973, El-Anka subit une première crise et s’en remet assez rapidement. Septembre 1973, une deuxième crise plus grave nécessite son hospitalisation à la clinique de Chéraga pour soins intensifs. On annonce encore une fois de plus le décès du maître du chaâbi. Encore une fois, la rumeur a bien circulé. El-Anka part pour trois mois à Nancy pour une convalescence méritée. De retour au pays, il reprend lentement et anime quelques fêtes familiales. Il devient sélectif. La RTA, consciente de ses erreurs passées, le sollicite mais le Maître décline cette offre tardive. Et le 16 mars 1974, la salle Atlas la plus vaste d’Alger avec ses trois mille places était archicomble, à l’occasion du retour inespéré du cheikh que l’on disait mort ! El-Anka apportait un cinglant démenti à ses détracteurs, avec «Sobhane Allah ya l’tif», un texte magnifique de Mustapha Toumi. Une sorte de véritable anthologie en l’honneur du Grand Maître. En 1978, lorsque le Cardinal mourut, les fans et les connaisseurs du chaâbi se sont mis à se poser la question de savoir qui allait assurer la succession. À l’époque, ils étaient nombreux encore à être sur le terrain : El-Ankis, Guerrouabi, Ezzahi, Chaou, Bouaâdjadj, El-Ghobrini, Hassène Saïd et bien d’autres encore. Près de 30 ans après, beaucoup de ces derniers ont raccroché officiellement. En salle de réanimation de l’hôpital Mustapha, vers trois heures du matin, il meurt le 23 novembre 1978 à l’âge de 71 ans, dans les bras de son jeune fils El-Hadi. Il est enterré au cimetière d’El-Kettar où reposent déjà Maâlma Yamna, Rachid Ksentini, les frères Mohamed et Abderrezak Fekhardji, Mouhieddine Bachterzi, Hadj Mrizek, Mohamed Zerbout, Fadhéla Dziria (Fadhéla Madani), El Hadj Noureddine, Khelifa Belkacem, Omar Mekraza… Disparut, le genre survit à son créateur. C’est le maître incontestable et incontesté du chaâbi. Un genre underground mais un genre pas dévergondé. Un style pur produit par un grand.

S.A.H

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