Quelles perspectives ?

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Ce sont là, à n’en pas douter, les avatars d’une polémique qui a pris naissance dès les premiers jours de l’Indépendance englobant les domaines de la création littéraire, de la culture et de l’enseignement. Depuis ‘’Les Zéros tournent en rond’’ de Malek Haddad jusqu’aux derniers délires de Tahar Ouattar contre les écrivains algériens francophones, en passant par les thèses de Abdallah Mazouni et les ambiguïtés de Rachid Boudjedra, le champ littéraire algérien semble pollué par une vision manichéenne qui place francophones et arabophones dans des tours d’ivoire bien assises. La polémique ne faisait que s’amplifier et prendre d’autres dimensions lorsqu’elle investit le champ politique par le truchement de la Constitution algérienne qui affirme, depuis 1963, que l’arabe est la langue officielle du pays. Depuis lors, bien des malentendus et des crises ont émaillé les scènes politique, culturelle et éducative avec, en plus, la revendication culturelle berbère qui tendait à réhabiliter un pan important de notre histoire et de notre identité.Pour le cas spécifiquement lié à l’usage de la langue française, l’Algérie a toujours entretenu des relations ambiguës, passionnelles et sujettes à polémique avec cette langue. Les efforts de récupération de l’identité algérienne après l’Indépendance ont été empreints de la psychologie du ‘’complexe du colonisé’’ consistant à vouloir reproduire, par une parfaite symétrie, les éléments constitutifs de la colonisation, surtout ceux chargés d’un symbolisme très fort, à savoir la centralisation de l’État sur le mode jacobin et l’utilisation d’une langue unique, l’arabe, qui serait une réplique de l’ancienne hégémonie du français.Que cette forme de substitution soit vue comme une chimère au regard du retard évident de la langue arabe, du développement à peine amorcé du pays et de la place qu’occupait de fait la langue française dans les rouages de l’économie, de l’administration et de l’éducation, n’enlève apparemment rien au caractère légitime de l’expérience entamée aux premières années de l’Indépendance, expérience qui, il faut le dire, fait l’impasse sur l’autre versant de la personnalité et de la culture algérienne, l’amazighité. L’entreprise a fini par prendre un aspect volontariste, anarchique et purement politicien. L’arabisation est devenue une arme entre les mains de politiciens pour vouer aux gémonies leurs adversaires par une sorte de surenchère maladroite et malsaine. Dans la précipitation, on fit venir des égyptiens, cohortes déclassées dans leur propre pays où ils exercèrent divers métiers étrangers à l’enseignement. On a eu affaire à des boulangers, bouchers, chauffeurs de taxi …venus former de jeunes esprits algériens dans les villes et dans l’arrière-pays.Entre-temps, des cadres, des enseignants, des médecins français d’Algérie, ayant résisté à la folie et l’alarmisme de l’OAS pour rester des amis de l’Algérie indépendante, ont fini par quitter notre pays où ils commençaient à se sentir indésirables.C’était un capital humain, intellectuel et managérial qui s’est volatilisé cédant la place à une engeance de médiocres qui venait d’ouvrir ses classes.Car, de quoi pouvaient se prévaloir ces nouveaux cadres arabisés sortis, pour les plus chanceux, d’El Azhar, et pour les autres de la Zitouna ? Le conservatisme d’El Azhar avait même résisté aux tentatives de réformes et de modernisation que voulait lui insuffler Taha Hussein. Quant à la Zitouna, le jour où elle fut fermée par le président Bourguiba pour moderniser l’enseignement dans son pays, ce sont des Algériens qui, les premiers, ont contesté ce geste.

Une politique culturelle et éducative au rabais

Les idéologues du parti unique avaient planifié et mis en œuvre une entreprise d’élimination de la langue française dans ses espaces les plus ‘’intellectuels’’ à partir des années 1970, fermant les yeux, pour un certain temps, sur les disciplines strictement scientifiques et techniques. Ainsi, au niveau de l’enseignement, les premiers assauts furent lancés contres les sciences humaines et cela en s’attaquant aux disciplines de base que sont la géographie, l’histoire et la philosophie.Ces matières qui, avec l’éducation civique, contribuent d’une façon décisive à la formation du citoyen au sens politique- habitant de la cité exerçant ses droits et ses devoirs-, furent arabisées à la hâte, au rabais, avec la ferme intention d’en finir avec l’esprit critique et contestataire. Elles devinrent des appendices des cellules du Parti et de la mosquée. La géographie s’est affadie dans une volonté de noyer l’Algérie dans une nation arabe mythique et dans un ensemble maghrébin flou. Nos enfants, en plus d’ignorer les phénomènes naturels tels que le climat, les séismes, le relief, ne savent pas les grandes divisions de l’Algérie et toponymes comme les Babors, le Zaccar, l’Edough, le Zahrez, le Sersou, le Dahra, le Hodna,…Or, le citoyen de demain a besoin d’être situé aujourd’hui dans son espace naturel, dans son massif, dans sa commune, pour qu’il sente qu’il appartient à une communauté nationale solidaire, puis à la communauté humaine dans un élan d’universalité harmonieuse. Les premiers livres de géographie de l’Algérie indépendante écrits en français (comme celui réalisé par Djilali Sari, Benchetrit, Marc Côte, M. Prenant) rendaient mieux compte des réalités du pays, de ses traditions, de la mobilité de sa population, de son aspect physique (montagnes, rivières, mer, désert), des ressources économiques, que les livres écrits actuellement en arabe. L’arabisation de la matière Histoire est encore plus calamiteuse. À l’ancienne aberration ‘’Nos ancêtres les Gaulois’’, s’est substitué un autre exil moral où l’élève se retrouve de but en blanc dans la tribu de Qoraïch et dans l’épopée des conquêtes musulmanes. Un autre travers de taille : l’enseignement de l’histoire se limite aux événements et aux faits et gestes des princes et des souverains. L’histoire socioéconomique des peuples, des échanges économiques, de l’artisanat, de l’industrie, des luttes sociales, de la littérature, de la pensée et de la civilisation se trouve allègrement évacuée des manuels scolaires en arabe. Pour un pays qui se flatte- par simple vanité, il est vrai- de compter dans son héritage un historien comme Ibn Khaldoun, l’un des premiers à avoir décrypté les faits sociaux et économiques pour expliquer l’histoire des peuples, cela relève du scandale. « Notre état de civilisation n’est pas encore sorti du néant : il repose sur les exploits et les peines, sur le labeur silencieux et le courage inépuisable d’innombrables générations qui, en cherchant à vivre mieux, nous ont fait ce que nous sommes. Établir dans l’esprit des enfants le sens de la continuité humaine et d’une communauté essentielle des hommes à travers la suite des siècles, telle a toujours été et telle demeurera la finalité de l’enseignement de l’histoire. Ce qui nous importe dorénavant et qui peut intéresser les jeunes esprits, ce n’est pas le détail des intrigues de cour, ni des guerres de succession, mais l’évocation de la condition des hommes d’autrefois, des réalités de leur vie quotidienne, et des œuvres de civilisation qu’ils nous ont léguées », écrivent Jacques Dupâquier et Marcel Lachiver dans ‘’Les Temps modernes’’ (Bordas, 1970).Quant à l’arabisation du cours de philosophie et la réduction drastique du volume horaire consacré au français, elles ont porté un coup fatal à la formation de l’esprit critique, au doute méthodique et aux valeurs de la tolérance. Elles ont dissous également le goût de l’aventure intellectuelle et des interrogations essentielles. De quoi pourra se targuer un universitaire qui a terminé son cursus sans qu’il ait pu un jour voyager avec la pensée de Kant, interroger le monde avec Sartre et Camus, humer les belles envolées de Racine et de Stendhal ? Comment pourra-t-il assimiler des notions comme la ‘’séparation des pouvoirs’’ et le ‘’contrat social’’ s’il n’a pas frayé avec Montesquieu et Rousseau ? Le cours de philosophie est devenu des feuillets annexes de l’exégèse coranique. Là encore, nos étudiants ignorent ce qu’apportent des philosophes de l’Islam comme Mohamed Arkoun ou Slimane Zéghidour. Le cours de littérature arabe reste englué dans les archaïsmes d’une éloquence pompeuse ignorant les apports de la linguistique moderne, de la sémiologie et de l’anthropologie. L’évacuation de la langue française des territoires des sciences humaines au profit d’un islamo-bâtisme débilitant participe d’une entreprise bien planifiée de domestication de la société dans le prolongement de la dictature politique qui brime les libertés et crée des clientèles alimentées par le filon de la rente pétrolière. La tentative -unique et courageuse- de Mostefa Lacheraf, alors ministre de l’Education, d’instaurer des classes de Lettres bilingues en septembre 1978 avait tourné court suite à des pressions du noyau dur du pouvoir de l’époque.

Amar Naït Messaoud

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