Reportage réalisé par Ahmed Benabi
Dans les quatre coins de la région, et notamment à Tizi Ouzou, les populations perpétuent — chaque année — un rituel ancestral que même le temps peine à effacer. En ce jour sacré, Dieu est loué, les saints honorés, et la bénédiction des deux sollicitée. Souvent, très souvent, il n’y a qu’un petit pas à franchir pour basculer du spirituel au mythique. Le voyage est fascinant, beau et parfois émouvant. Il a largement mérité qu’on s’y attarde un peu plus longuement que d’habitude. Nous décidons d’assister aux waâdas de l’Achoura dans trois régions différentes de Tizi Ouzou. Notre choix s’est porté sur les plus connues d’entre elles : le mausolée d’Akal Aberkane à Béni Douala, la tombe de Djeddi Menguelet près de Michelet, ainsi que la sépulture de Sidi Hend Awanu sur les hauteurs de Larbaâ Nath Irathen. Nous ne regrettons ni ce choix, ni l’épuisant trajet qui nous y a conduit. Nous quittons Tizi vers 9h sous un formidable soleil de février. Sur la route, et bien que l’essentiel des “festivités” soit traditionnellement prévu pour l’après-midi, une interminable file de voitures escalade la montée de Béni Douala en une parfaite cohésion. Le spectacle se passe de tout commentaire : c’est un véritable pèlerinage en terre de Kabylie. mais puisque cette dernière est réputée être une contrée pas tout à fait comme les autres, elle a tenu à se singulariser même quand elle se fait fidèle à ses traditions musulmanes.A Béni Douala, le pèlerinage de jeudi dernier s’est copieusement mêlé au… combat identitaire. Tala Bouinan, tout un symbole pour la région, incarne parfaitement cet état de fait. Le plus gros des convois ralliant Akal Aberkane ou les autres lieux saints de la commune ont tenu à marquer une halte, presque obligatoire, sur le lieu de l’assassinat de Matoub Lounès. Des bougies y sont allumées, des fleurs déposées et quelques larmes versées.A tout seigneur tout honneur, le rebelle a été gratifié tout aussi sacrément que le saint Abdellah Ouhassan qui repose dans son mausolée d’Akal Aberkane. Le cachet religieux en moins. En prenant un peu plus d’altitude, du côté de Béni Aïssi, nous nous rendons compte que la journée est encore plus splendide qu’on le croyait. Les interminables vallées qui séparent le légendaire arch des Ath Douala baignent dans un soleil doux et réconfortant.La verdure des lieux contraste avec le bleu clair d’un ciel devenu encore plus proche. La vue est imprenable, mais le meilleur est à venir. Quand nous atteignons Béni Douala, vers 11h00, c’est une ville carrément asphyxiée qui nous accueille.Asphyxiée mais paradoxalement joviale et chaleureuse. Le centre-ville (ou ce qui semble l’être) grouille de monde. Les centaines de passants qui arpentent la rue se piétinent presque. Mais cela ne semble nullement les importuner. Les visages des pèlerins dégagent une gaieté indéniable. Tout le monde semble bien content de venir implorer la bénédiction de Si Abdellah Ouhassan.A la sortie de la ville, où le mausolée d’Akal Aberkane est bâti, la circulation automobile est quasiment impossible. Des policiers se débrouillent comme ils le peuvent pour dégager la voie, mais ils sont submergés. L’étroite route du village est systématiquement prise d’assaut. Les visiteurs du jour renoncent à leurs véhicules et finissent leur trajet à pied.
Un saint parmi les saints
Pour atteindre la sépulture du saint, il faut emprunter deux rangées d’escaliers édifées séparément l’une de l’autre. La première, fait surprenant, est exclusivement réservée aux familles et leurs accompagnateurs. La seconde est ouverte au “grand public”. En franchissant les dernières marches, nous sommes violemment tarabustés par les consignes des organisateurs qui nous font signe d’accélérer le pas et de libérer le passage. Il faut dire que le lieu est plein comme un œuf. Toute bousculade serait fatale. Quand nous accédons, enfin au lieu saint, nous découvrons une immense esplanade exagérément peuplée de femmes de tous âges. Au beau milieu de la cour, entre trois compartiments secondaires, une sépulture, aux formes carrées et à l’esthétique bien entretenue, s’élève du sol dallé de la bâtisse. C’est la tombe de Si Abdellah Ouhassan.C’est le rush de tous les pèlerins. En face de nous, des hommes s’organisent en fil indienne pour pouvoir accéder à la salle de restauration (probablement improvisée pour l’occasion) et goûter au traditionnel couscous à la viande gracieusement servi par les serviteurs du saint. Sur notre droite, nous sommes attirés par l’incessant brouhaha provenant d’une salle rectangulaire dont les deux portes sont délibérément laissées ouvertes pour permettre aux pèlerins (des femmes pour la plupart) d’y accéder et d’en sortir sans provoquer d’encombrement. A l’intérieur, une trentaine de sages sont assis adossés aux murs. Ils répètent, inlassablement, des prières et des formules de bénédiction difficilement déchiffrables tant la confusion est totale. A leur pieds, d’importantes sommes d’argent — en pièces et en billets — sont amoncelées tout aussi anarchiquement. Ce sont les dons des pèlerins qui, en contrepartie, reçoivent la gratification du saint et de ses serviteurs lesquels souhaitent aux donateurs d’exaucer vœux et rêves. En quittant cette mystérieuse salle, nous sommes violemment pris à partir par deux organisateurs qui n’ont apparemment pas supporté notre photographe. “C’est strictement interdit de prendre des photos ici ! Ne nous poussez pas à vous confisquer votre appareil” nous interpelle l’un deux.Toutefois, après de chaudes explications et de longues minutes de palabres, nous parvenons enfin à nous extirper de cette fort incommandante situation. Nous n’en serons pas déçus pour autant. Les organisateurs du comité de village ont été très compréhensifs, leur sens de l’organisation infaillible.Ils auront néanmoins le temps (et l’amabilité surtout) de nous informer que “Lewli” Abdellah Ouhassan qui repose en ces lieux a vécu dans la région vers l’an 1000 et que sa réputation de lion serviteur de Dieu lui a valu toute la vénération dont il jouit aujourd’hui.Nous quittons Akal Aberkane vers midi, direction Aïn El Hammam où nous comptons rendre visite à un autre saint de Kabylie, le célèbre Djeddi Menguelet. Pour y arriver, nous optons pour un chemin plus long, plus sinueux, mais que nous trouvons beaucoup plus intéressant que les autres.On décide en fait de rallier le carrefour de Takhoukht via un autre village symbole de la Kabylie : Taourirt Moussa, sis à quelques encablures plus bas que notre première halte, le hameau n’a rien à envier à Akal Aberkane pour ce qui est de l’affluence et de l’animation. Ici le public est moins jeune, mais tout aussi nombreux. Comme pour une deuxième étape d’un pèlerinage traditionnel, la majeure partie des visiteurs est venu à pied. Sur la tombe de Lounès, l’ambiance est tout aussi détendue que celle régnant sur le mausolée du saint. mais l’émotion y est plus vivace, plus perceptible.Les pèlerins savent que c’est un jour de fête, alors ils font tout pour le vivre en tant que tel, mais leur mine les trahit. Leurs regards, devenu, perdus et hagards, les lâchent. Un peu plus bas, au domicile du défunt, une foule assez compacte s’accroche aux grilles du garage où est exposée la Mercédès de Lounès et sa statue. Les locaux de la fondation ne désemplissent pas non plus.Les temps ont fait que ces trois haltes sont devenues indissociables, Malika la sœur du chantre, ne peut retenir son émotion. Elle est à la fois flattée d’accueillir ce qu’elle appelle fièrement “les fils de Lounès” en la demeure de ce dernier, et déçue de ne pouvoir leur offrir plus de commodités et plus de confort. “On les recevra avec autant d’hospitalité même s’ils continueront d’affluer toute la nuit. Nous en faisons un devoir en dépit des dérisoires moyens dont nous disposons. Lounès vit dans leur cœur. C’est grâce à eux qu’il continue d’exister…” nous confie-t-elle sur un air d’émotion… et d’amertume.
La légende de Djeddi Menguelet
Depuis Taourirt Moussa jusqu’au barrage de Taksebt, une vieille route, étroite et dangereusement descendante, vous fait tourner la tête, tantôt pour la beauté des sites qu’elle traverse tantôt pour les risques qu’elle présente. En l’achevant, on bifurque à droite et on atteint le pont de Takhoukht quelques minutes plus tard. Là nous prenons notre gauche et nous montons vers Béni Yenni. Avant d’atteindre cette dernière, nous apercevons, sur une croisée de chemins, une plaque indiquant que Michelet est à 19 km. Nous amorçons une autre descente jusqu’à Yattafen, sise sur les deux rives d’un oued coulant à flots, puis on remonte encore une fois. Béni Douala, Béni Yenni et Aïn El Hammam sont bâties sur des pics de montagnes et de collines. Pour visiter les trois villes dans un même trajet, il vous faut parcourir trois montées et trois descentes. Soudain, notre chauffeur aperçoit, au loin, des grappes de femmes parsemées négligemment sur un terrain compact et verdoyant. “On est arrivé à bon port. Désormais, on est les hôtes de Djeddi Menguelet. Je reconnais le bien pour l’avoir visité il y a deux ans de cela !” fulmine-t-il, tout excité, à notre égard. Sur place, on constate que nous devons subir un autre bouchon. Même topo qu’a Béni Douala, les véhicules circulent péniblement, au compte-gouttes. Le lieu sacré est carrément noirci par la foule. C’est moins bien organisé qu’à Akal Aberkane mais l’ambiance est curieusement plus agréable. Sourires aux lèvres, les pèlerins affichent des mines réjouies. Ici aussi, les femmes sont beaucoup plus nombreuses que les hommes. La tombe du saint Djeddi Menguelet est bâtie à l’entrée d’un cimetière. La sépulture possède une entrée et une sortie de chaque côté. Les pèlerins qui convoitent sa bénédiction se doivent de s’organiser en une longue file pour accéder à la tombe et remettre l’incontournable waâda.C’est les descendants du Cheïkh qui récoltent les dons. Un peu plus loin, au cimetière, la coutume prend un vrai air de fête. Profitant du soleil et de l’incroyable vue sur le Djurdjura, toutes les familles présentes sur les lieux se sont installées à même le sol. Une manière comme une autre d’admirer le site et… nouer de nouveaux contacts. Les femmes élégamment habillées et soigneusement maquillées pour l’occasion, sont rayonnantes. Les hommes, eux, sont plus discrets mais à l’affût du moindre détail. Avant de repartir sur Tizi (chose que nous ne voulons d’ailleurs pas faire !) nous décidons d’aller importuner un des descendants du saint, très occupé à organiser le flux des pèlerins. Nous voulons en savoir un peu plus sur ce noble serviteur de Dieu dont la renommée a largement dépassé les frontières de notre pays. Nous serons gracieusement reçus. Notre interlocuteur nous apprend que l’appellation de Djeddi Menguelet est récente par rapport à la période où il a vécu. Djeddi Menguelet, atteste-t-il, “voudrait signifier qu’il est le père de tous les gens. Toutefois, son véritable nom est Cheïkh El Mékaoui, et je vais vous dire pourquoi…!” nous lance notre vieil interlocuteur qui, après s’être dispensé de sa tâche, se met à nous raconter le mythe des Ath Menguellet avec orgueil et émotion. En effet, la légende raconte que le saint est arrivé bébé dans la région, ramené par des gens inconnus depuis La Mecque. Il fut élevé par une famille kabyle de la région jusqu’à l’âge adulte. En homme pieux, Djeddi Menguellet s’est vite forgé un statut d’homme respecté puis vénéré. A l’heure qu’il est, beaucoup de mystères entourent toujours certaines périodes de sa vie et la période exacte de son passage en Kabylie.Certains villageois parlent de quelques siècles seulement après l’avènement de l’Islam, mais ce qui fascine vraiment les pèlerins c’est ces nombreuses histoires transmises de génération en génération et qui racontent dans leur ensemble que, même après sa mort tout ceux qui ont tenté de toucher à la dignité du saint ont reçu les châtiments divins les plus sévères. Il y a notamment cette fameuse légende racontant comment des soldats français voulant transformer le mausolée en poste de contrôle ont été mystérieusement trouvés morts le lendemain à côté de la tombe, et bien d’autres encore.Pressés par le temps, nous voulons rallier la localité de Larbaâ Nath Irathen dans les meilleurs délais. Nous quittons Djedi Menguellat à 15h, mais à notre grande surprise, nous nous rendons compte que notre arrivée auprès du tombeau de Sidi Hend Awanu est pratiquement inutile. La fête de Taâchourt a été tout simplement annulée chez les Ath Irathen. Les militaires ayant réoccupé les locaux de la caserne où se déroulaient habituellement les festivités. Nous n’en serons pas déçus pour autant. Notre journée a été porteuse à plus d’un titre.
A. B.