Taâchourt, la fête des absents

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Nous nous recueillons sur leurs tombes, nous célébrons leur mémoire dans les mausolées, nous convoquons les plus vieux souvenirs pour en tirer gloire et nous en alimenter. En leur nom nous faisons don d’oboles, d’une partie de nos biens, pour secourir les pauvres et les démunis.Taâchourt fait partie de ces moments privilégiés, ces haltes providentielles où l’on tente d’être soi-même, de se réapproprier des oripeaux de notre culture, de retrouver des repères et des appartenances dans ce grand fouillis de valeurs gadgétisées que nous appelons modernité. Notre identité en perpétuelle recomposition est faite de rituels conviviaux, de traditions festives et de coutumes tenaces qui se diluent peu à peu en se mariant avec les attributs mutants de la vie moderne superficielle. Nous exprimons ce cocktail culturel en nous infligeant une multitude de comportements sociaux éphémères et singuliers souvent folkloriques qui habillent notre identité du jour et qui font que nous sommes nous et pas les autres. C’est souvent une belle confusion dans les esprits notamment chez les jeunes. Quelles différences dans les contenus entre Yennayer et Tafsout, entre le Mouloud et Taâchourt ? Que reste-t-il donc de cette fête religieuse antéislamique ? On se réfère alors fatalement aux souvenirs des anciens. Taâchourt est une journée particulière. Elle n’a ni le caractère libérateur de l’Aïd S’ghir qui met fin à un mois de privations et à la gloutonnerie nocturne du Ramadhan, ni le cachet sacrificiel rituel de l’Aïd El Adha. Elle ne prend pas non plus les formes carnavalesques de “Amenzou Tefsout” où des hordes de jeunes sortent dans des tenues bariolées excentriques pour se rouler dans l’herbe et accueillir le printemps ou encore les sorties villageoises pour des pique-niques lors des “Labours d’Adam” à l’occasion du tracé du premier sillon d’automne accompagné des rites propitiatoires. Taâchourt, fête juive que les musulmans se sont appropriés prend un caractère de fête moderne, proche du 8 Mars, la Journée internationale de la femme, puisqu’elle suspend tous les grands travaux pour la gente féminine. La filature et le tissage, les montures et les lavages de linge à l’exception de la cuisine sont interdits sous peine d’une malédiction qui s’exprimera par des trémulations des membres supérieurs. Cette croyance est à l’évidence, colportée par nos grands-mères qui y trouvaient autrefois leur avantage, un moment pour se soustraire aux corvées paysannes éreintantes.

Se recueillir sur les tombesDans la vallée de la Soummam et les villages des contreforts méridionaux du Djurdjura, Taâchourt est la fête des absents. On ne parle pas de morts parce que, pour nous, les âmes sont immortelles, elles rodent et reviennent régulièrement nous imposer des célébrations, des commémorations. Elle revêt un caractère de rite collectif dominé par la visite au mausolée de l’ancêtre, le recueillement sur les tombes des proches défunts, le don et l’offrande de tout ce qui peut soulager des familles pauvres et le repas spécial préparé avec les restes de viande du mouton de l’Aïd. Pour le symbole on ne consomme rien de frais, mais des restes et des conserves (olives et figues sèches, viandes conservées au soleil, céréales et fruits secs). On prépare une galette de semoule de blé farcie de viande sèche (achedlouh) que nous consommons fumante arrosée d’huile d’olive nouvelle. Le partage avec les voisins et les passagers complète le rite.Etant l’aîné de la famille, le devoir d’accompagner ma vieille mère dans la visite du mausolée m’incombe de facto. Le fils cadet l’a déjà menée visiter le cimetière tôt dans la matinée. Comme durant la fête de l’Aïd El Adha, les familles se rendent dès les premières lueurs de l’aube au cimetière pour se recueillir sur les tombes de leurs proches. On y récite des sourates et des prières bienfaitrices. Quand le souvenir est trop vivace on soulage son cœur par des larmes sincères. Ma mère a coutume de s’asseoir longuement à côté de la tombe de son mari et de celle de sa belle-mère. Elle n’a pas dérogé à la règle cette année encore.Autrefois elle parlait à son mari, lui donnait des comptes sur la “marche” de la maison comme elle le faisait de son vivant. Depuis qu’elle n’a plus les rênes de la famille, elle ne lui parle plus. Elle se contente de prier et de demander le pardon aux âmes des anciens. “C’est à toi de leur accorder le pardon pour toutes les misères qu’ils t’ont fait subir”, affirme son fils cadet. “Ne blasphème jamais en ce lieu”, répond la vieille Tassadit. L’après-midi est réservé au mausolée.Nous remontons de Tazmalt à travers les hameaux montagneux du versant sud de la grande dorsale du Djurdjura qui domine la Haute vallée de la Soummam. Aguoni-Goroiz, le chef-lieu de la commune d’Ath Mélikèche à 1000 m d’altitude est animé par ce bel après-midi ensoleillé. Un monument aux morts a été récemment dressé sur la droite du siège de l’APC. Les coteaux moutonnant vers l’est à perte de vue se recouvrent d’une verdure naissante. De jeunes bergers gardent des chèvres entre les figuiers dénudés par la main de l’hiver et les frênes à l’allure fantomatique. Le panorama est d’une beauté incomparable, nous dominons les fins fonds des plaines verruqueuses du Hodna au sud, les mystérieuses pinèdes du Tamgout à l’ouest, le majestueux vallonnement brumeux des monts Bibans qui étirent la basse vallée vers les lointains Babors qui mouillent leurs pieds dans la Méditerranée.

Le cercle des bénédictionsL’incessant défilé de femmes et de jeunes filles tourne devant le cercle des bénédictions (agraw). Une dizaine de marabouts lancent à haute voix des suppliques et des prières pour intercéder auprès des hautes divinités. Les demandes sont pressantes, il s’agit de hâter la guérison d’un malade, mettre fin à la stérilité d’un couple, ramener sain et sauf un émigré qui tarde à revenir, redonner de la chance aux nombreux infortunés qui n’arrivent pas à trouver la voie du succès, protéger du mauvais œil une famille qui a socialement réussi et bien d’autres miracles que de nombreux pèlerins pourront jurer avoir vu s’accomplir. Le parvis (azriv) de plus de 400 m2 ombragé par un palmier tricentenaire et les ramures tentaculaires d’un figuier géant, est noir de monde. Les uns s’en vont d’autres arrivent. Le parking est saturé. Hadj Sghir, le rapsode au turban de soie jaune crie plus fort que jamais, appelant Dieu, quémandant une saison prolifique, le retour des émigrés (ighriven), la prospérité et la tranquillité pour la région. En chœur les marabouts du cercle approuvent d’un mouvement du corps, le buste vers l’avant répétant “Amin ya reb el alamin”.Les oboles (waâda) pleuvent des billets de 200, de 500 voire de 1 000 DA sont rangés dans un coffre en bois. Après avoir longuement attendu son tour, ma vieille mère âgée de 81 ans dépose ses billets auprès du marabout Hadj Abdelkader, 200 DA pour chacun de ses enfants et autant pour les absents. “Priez pour mes enfants, qu’ils aient de la chance, que Dieu éloigne d’eux les maléfices et la haine de leurs ennemis”.le marabout lance d’une voix gutturale fatiguée des suppliques à donner la chair de poule. Ma vieille mère a les larmes aux yeux. Nous quittons le cercle des bénédictions pour visiter la crypte. Des milliers de ces êtres simples à l’âme candide fêtent Taâchourt en ce lieu environné de magie, animé par de vieilles croyances et des rites immuables. Ils ne partiront pas sans avoir mangé du couscous de la baraka et bu de l’eau de source pour la purification. Les vieilles personnes se recueillent devant le tombeau de l’ancêtre dans la grande pièce où sont réunies ses reliques et ses symboles. Des grappes de grands-mères bavardent et se confient pour soulager le poids de l’âge, les tourments des multiples échecs et des anciennes souffrances. De belles et graciles jeunes filles habillées de jeans ou de robes kabyles accompagnent leurs mamans dans ce pèlerinage. Cette visite d’un espace-temps d’une autre durée mettra sans doute toutes les chances de leur côté. Par ces temps de misère sociale et de déclin intellectuel, il faut bien s’accrocher à quelques rêves, même les plus phantasmatiques.

Rachid Oulebsir

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