Le Dr Saïd Chemakh, enseignant de tamazight à l’université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou, parle dans cet entretien de la fête de Yennayer, de ses origines et de plusieurs autres points.
La Dépêche de Kabylie : Avant d’aborder la fête de Yennayer, pouvez-vous nous faire un petit bilan du parcours de la revendication amazighe ?
Saïd Chemakh : Il y a plusieurs niveaux qu’on peut évoquer. D’abord, le niveau institutionnel, depuis la constitutionnalisation de tamazight comme langue nationale et officielle qu’on considère comme étant un pas en avant, même s’il reste encore des éléments qu’il faudrait intégrer, notamment dans quelques articles de la Constitution. Je citerai l’article qui stipule qu’on peut modifier la Constitution mais sans toucher à la langue arabe et l’islam, et cela sans citer la langue tamazight qui est, elle aussi, une constante. Sinon, au niveau de l’éducation, on enregistre un élargissement de son enseignement à l’échelle nationale. De plus en plus de classes sont ouvertes dans des wilayas non berbérophones. Sur le plan culturel et de la production, on assiste à une dynamique au niveau du théâtre et du cinéma mais aussi au niveau de l’écriture, romans en tamazight. Ce qui est bien aussi, ce n’est pas que les Kabyles qui s’y mettent comme c’était le cas auparavant. Maintenant, il y a d’autres composantes qui sont aussi actives comme les Chaouis, les Touaregs, les Mozabites… Voilà en gros. Sur le plan international et en dehors du Maroc où tamazight est langue nationale et officielle et le Mali où elle dispose du statut de langue nationale, on assiste ces dernières années à une dynamique au niveau de la Tunisie et de la Libye. Il y a lieu de signaler, également, son enseignement dans plusieurs universités de par le monde, ainsi le nombre très important de thèses traitant de tamazight dans ces universités. Il y a quand même un progrès et deux États de l’Afrique du nord ont lui accordé le statut de langue nationale et officielle.
On est à la veille de Yennayer, jour de l’an amazigh. Quel regard portez-vous sur cette fête ?
Yennayer est une date symbolique. En Afrique du nord, nous sommes une société paysanne, donc on avait un calendrier agraire. Mais pour le calendrier berbère actuel, c’est une création de l’académie berbère, à sa tête Bessaoud Mohand Arab. Ils se sont dit : «On a Yennayer, on a les mois et même les semaines, iwraghen, iquranen…» et il fallait trouver une date phare, le point zéro. Donc, ils ont débuté le calendrier berbère en 950 avant J-C., lors de la fondation de la 22e dynastie égyptienne par le chef militaire berbère, le roi ‘Chacnaq’, où il fût intronisé pharaon d’Égypte. Donc, ils ont additionné les deux dates pour obtenir la date du calendrier amazigh, nous sommes actuellement en 2967. (2017+950=2967). Les membres de l’académie berbère ont aussi créé le drapeau berbère, le logo ‘’Z’’ et ils ont réactualisé et réutilisé l’alphabet tifinagh. Tout cela, c’était sur le plan symbolique. Il fallait attendre le printemps berbère pour voir émerger une conscientisation et une généralisation de ces pratiques même si Yennayer est fêté un peu partout en Afrique du nord. Donc, c’est une récupération d’une date, mais aussi d’une référence et d’un ancrage d’un calendrier agraire dans nos traditions. Maintenant, je vois que les institutions étatiques s’intéressent à sa célébration, c’est tant mieux. Cela veut dire que l’État n’est pas au dehors de la société, sur ce point.
Y a-t-il une différence entre Yennayer et Tiwwura useggas ?
Pour Yennayer, il y a plusieurs hypothèses. La plus plausible à mon avis et que le mot Yennayer viendrait de Janiarius, qui a donné son nom au mois de janvier. Jusqu’au 1er siècle avant Jésus-Christ, les Romains faisaient commencer l’année en mars. Jules César a ensuite procédé à une réforme à l’origine du calendrier julien. Mais ce système ne coïncide pas avec le rythme solaire. Le pape Grégoire élabore alors un calendrier qui porte son nom en ajoutant 12 jours au calendrier Julien en 1582. En Afrique du nord, on ignore totalement la réforme grégorienne, du moins jusqu’au 19e siècle. Les musulmans ont bien apporté un calendrier lunaire, mais les populations restent relativement insensibles à ce mode de calcul lunaire. D’où ce décalage de 12 jours. Par ailleurs, Tiwwura useggas existaient chez nous depuis l’antiquité. On accueillit l’hiver, il fallait changer le repas, c’est un calendrier agraire. Encore une fois, il est divisé en semaine et en périodes Ide (Ide est une période de 15 jours qui prend en considération les différents travaux). Ce calendrier ou cette division existait avant le calendrier Julien. Donc, la fête de Yennayer ou Tiwwura useggas est une fête agraire comme d’ailleurs Lemâinsla et autres qui existaient avant l’invasion romaine. On est une société agraire depuis la révolution néolithique, il y a eu sédentarisation des Berbères et leur première pratique c’était l’agriculture.
Le diner de Yennayer est composé d’un couscous au poulet. Y a-t-il une signification qu’on peut attribuer au choix du coq ?
Pas forcement. C’est l’un des rares petits animaux domestiques qu’ils avaient. Ils ne pouvaient pas se permettre de sacrifier un bovin ou un ovin qu’on utilisait pour les travaux, l’allaitement et la laine. Donc, le choix s’est porté sur le poulet à défaut du lapin. C’est une question typiquement économique. Et pendant les périodes de disette, on fait Timechret, un partage collectif de viande.
Yennayer n’est pas encore reconnue journée fériée, pourtant plusieurs partis le revendiquent…
On s’attendait à ce qu’il y ait des mesures dans ce sens. Une façon de réconcilier les Algériens avec leur histoire et leur identité. Malheureusement, pour l’instant, on ne voit pas beaucoup de choses qui ont été faites dans cette optique, même s’il y a des promesses. Je tiens à signaler que cette revendication figurait dans le document du MCB depuis les années 1980. Mais le fait qu’il y ait récupération d’un élément culturel, c’est déjà quelque chose. Avec la mondialisation, on a tendance à perdre toutes nos valeurs ancestrales. Fêter Yennayer, actuellement, est une forme d’affirmation dans le monde moderne, une affirmation d’une différence mais aussi une projection dans l’altérité pour dire que vous avez vos traditions et nous avions les nôtres. Une manière d’être soi-même.
On vous laisse conclure…
J’encourage toutes les personnes amoureuses de cette langue, de cette culture berbère à travailler d’avantage. Chacun peut contribuer à sa façon, que ce soit au niveau du cinéma et du théâtre, que ce soit au niveau de la presse radiophonique et la télévision, ou avec les nouvelles technologies, et surtout avec la littérature, si on veut que notre langue ne soit pas parmi les 3 000 langues qui disparaîtront d’ici 2050. Donc, on a qu’à l’introduire et l’utiliser dans différents domaines à commencer par la presse écrite.
Entretien réalisé par Hocine Moula