Par Yidir AHMED ZAID, Professeur à l’université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou
Ainsi notre horloge s’est débloquée rétrospectivement en l’An 950 av. JC, et incidemment, la courbure de l’espace-temps agissant en notre faveur, tout se passe comme si nos ancêtres avaient pris conscience de commencer à compter les ans après qu’un des leurs soit intronisé pharaon et eut à présider aux destinées de la 22ème dynastie d’Egypte. Ainsi, ce jeudi, nous entamerons l’an 2 966 appelé communément le Nouvel An Amazigh. On paraît bien en avance sur les autres à l’ère de l’économie numérique. On évoque ainsi un haut fait de notre longue et riche Histoire dont nous avons failli être effacés car longtemps confinés dans un rôle historique passif et considérés comme une infatigable piétaille et une bonne cavalerie au service de dominateurs étrangers pour reprendre les termes du protohistorien G. Camps. C’est donc bien, que nous ayons cherché au moins un repère pour débuter le temps et initier une ère, mais nous n’avions pas su hélas capitaliser notre ingéniosité et la somme des reliques du génie inventif de nos ancêtres qui, d’une certaine manière, continue à habiter marginalement notre ADN sociétal et tarde toujours à se matérialiser dans la construction du destin de notre société aujourd’hui en proie à un faisceau de dérèglements multiformes susceptibles d’en modifier à tout moment la configuration future. Nous commençons à peine à prendre conscience de ce capital latent et, pour bien d’autres malheureusement plus nombreux, à en prendre connaissance. Mais il est dit qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire, le tout est de s’atteler à commencer un jour. Nos ancêtres ont eu l’ingéniosité de l’observation et, il n’y pas mieux que les organes des sens, premiers instruments performants dont l’homme ait disposé, pour se mettre à l’horloge de la nature et se confondre avec elle en instaurant des traditions durables, celles-là qui vont lui rappeler cycliquement que la Nature est là qu’il doit lui rendre grâce de ce qu’elle lui procure. Il ne s’agit pas de se mettre à l’air du temps mais de se mixer avec les forces de la nature, avec la physique du milieu dans lequel ils évoluent. Grâce à leur sens de l’observation, ils ont élaboré et affiné un calendrier génial qui cadre exactement avec le fonctionnement de la nature. C’est le bon sens paysan qui intègre une bonne part du fonctionnement du système Terre comme on l’appelle maintenant. L’homme se devait de réaliser la complexité de la machine et bien au-delà en tirer profit avec mesure de ce qu’elle peut lui procurer, sans l’agresser car elle peut être très agressive à son tour. Le sens, le respect et la mesure doivent être là à tout moment et en tout lieu, sans cela, il peut s’attirer des maléfices, cette dimension invisible de la Nature à laquelle il faut être attentif dès que l’on développe un rapport à la terre. C’est cela le développement durable et la préservation des ressources naturelles dont il est question en cette ère de désarroi planétaire. Ce ressort, ce rappel quasi permanent est intégré dans la vie sociale, dans l’approche collective que l’on se fait de la terre nourricière. Il est internalisé sous forme d’un examen complexe constituant un moment fort dans le temps : un rite de passage.
On paraît bien en avance sur les autres à l’ère de l’économie numérique
Le passage des Portes de l’année doit être accompli de la manière la plus souple possible : on doit franchir un seuil pour intégrer un nouveau cycle qui va commencer, à l’image d’une jeune mariée qui quitte sa maison natale, qui en franchit le seuil pour entrer dans un nouveau foyer, celui de son époux dont elle franchit aussi le seuil avec solennité. Elle enterre son ancienne vie pour accéder aux secrets d’une nouvelle vie. Semblable à celui de la jeune mariée, ce rite de passage revêt un caractère à la fois festif et grave que seuls les hommes et les femmes accomplis sont susceptibles de marquer. Rendre grâce à la Nature de manière la plus solennelle, c’est cela Yennayer, les Portes de l’année. On enterre une année vécue dans son entièreté dans toutes ses joies et ses peines et on entame un nouvel an avec une somme de souhaits et de vœux pour qu’il soit meilleur. On doit prêter l’attention voulue à franchir le seuil de la sortie et celui de l’entrée dans la sérénité, la joie, la prospérité et la solennité. Si la sérénité, la joie, le labeur et la solennité relèvent du caractère humain, la prospérité est partagée avec la Nature et ses humeurs. On doit alors se rendre à sa grâce pour que ses forces soient plutôt clémentes, bénéfiques et fécondes parce que c’est d’elles que dépendront les récoltes des graines déjà semées. Aussi, toute la symbolique du rite se fonde sur les dons de la terre, ceux là mêmes qui incarnent la fécondité et la prospérité, qu’il s’agisse de figues sèches, de raisins secs, de noix, d’amandes, ou de grenades. La charge symbolique de ces fruits secs, produits conjoints de la force et de l’investissement de l’homme, et de la fécondité et la fertilité de la terre, se retrouve dans la multiplicité de leurs grains et la force de leurs enveloppes protectrices, leurs écorces, leurs coques ou leurs cosses, si diverses et si variées, symboles de l’union et de la protection. Ce n’est pas par hasard si ces mêmes fruits et légumes secs se retrouvent tout aussi bien dans les plats consommés à l’occasion, que dans les offrandes faites à la terre nourricière pour en gratifier ses bienfaits. Au-delà des analyses lexico-sémantiques et des significations hasardeuses que l’on peut attribuer à Yennayer, au-delà du folklorisme outrancier focalisé sur les habitudes alimentaires, c’est surtout la dimension humaine, les valeurs humaines profondes qui sont à la base de la conception de ce rite consacré et l’art d’appréhender les lois de la nature auxquelles l’homme ne peut échapper, qui constituent l’essentialité de ce passage entre un cycle qui va être consommé et un cycle qui va commencer. C’est le principe même de la mort et de la naissance qui est consacré dans un rite résultant d’un long processus constructif remontant probablement à la nuit des temps. Yennayer sonne comme une rupture entre un avant et un après, une frontière instantanée, voire insaisissable, plus mathématique que physique que l’on doit franchir obligatoirement et dont on espère toujours un changement positif, une métamorphose de l’ordre et des forces naturels au profit de l’homme, à la faveur de la fécondité et de la prospérité. Fort de l’intégration de facteurs d’ordre cosmique, mythologique, religieux et culturel, Yennayer représente une des clés d’un riche calendrier agraire produit de l’expérience humaine et traduisant une vision originale de l’interaction entre l’homme et le monde.
Au-delà des analyses lexico-sémantiques, (…) au-delà du folklorisme parfois outrancier, Yennayer, (…) c’est surtout la dimension humaine
De par son étendue spatio-temporelle, la célébration de Yennayer dépasse les limites d’un simple rite, elle incarne une institution dans l’acception que lui confèrent les sociologues du moment qu’elle implique la collectivité qui marque non seulement un temps d’arrêt pour s’y consacrer mais fait appel aux agents sociaux, à leur sagesse, leurs connaissances et leurs rapports spécifiques à la terre et aux forces de la nature. C’est pour cela qu’il faut lui donner du sens comme un marqueur à la fois historique et sociétal, une signature forte et enracinée qui rappelle à tout un chacun ce que nous sommes et ce que nous devons être. Lieu de sédimentation d’éléments et d’actes culturels diversifiés, Yennayer est à envisager comme une institution distinctive de notre être sociétal qui nous permet d’exister parmi les autres en tant que groupe. C’est également une ressource à l’image des ressources naturelles, à la différence qu’elle est inépuisable tant que ce groupe la pérennise, injecte de l’innovation dans sa construction permanente, en fait un levier dans le fonctionnement de la société dans son ensemble qui, à son tour, pourrait devenir aussi un levier économique si l’on sait le valoriser. Dans cette conception positive, Yennayer devient un ressort de rappel qui peut renforcer le lien social et ce concept, fort ancien chez nous et très récent chez les autres, qui est «le vivre ensemble». Mais à partir du moment où l’on ne retient que le volet folklorique, les aspects culinaires et vestimentaires, cette institution millénaire risque d’être dépossédée de son dynamisme, dévitalisée de sa moelle et réduite à une coquille que l’on agite aux occasions lors de ces joutes où chacun y met du sien et interprète à sa manière la charge sémantique des mots et la charge symbolique de Yennayer. Vidé de son sens profond, ce bien collectif risque de devenir un résidu pris en charge par les affres des pratiques idéologiques occasionnelles qui le dénudent davantage de son être sociétal et le renvoient aux gémonies comme ce fût le cas avant que cette incursion forcée dans notre Histoire profonde en 1980 n’entraîne sa réappropriation progressive généralisée. Cette modeste leçon de réappropriation d’un rite millénaire doit être consolidée pour l’essentiel de notre culture, notre littérature et notre histoire profondes pour que les jeunes générations retrouvent leurs marques et connaissent le réel ancrage de leurs racines à travers la puissance et la grandeur des hommes qui ont étendu leur souveraineté et leur influence sur de vastes territoires comme en témoignent les images et les hiéroglyphes de l’antique Egypte. Pour marquer ces faits historiques, comprendre l’extension et la charge hautement symbolique du rite de Yennayer, finissons avec un extrait de l’avant-propos à l’ouvrage Les berbères, Mémoire et identité, de G. Camps où il est écrit : «Nous sommes en 1227 av. JC, en l’an 5 du règne de Mineptah. Pharaon a ordonné dans tout le royaume des prières et des sacrifices exceptionnels aux dieux qui protègent la terre de Ptah … jamais le danger ne fut si grand pour la terre aimée de Râ … les barbares de l’Ouest, ceux qui habitent le désert où se répand le souffle de Typhon, se sont, pour la première fois, coalisés, et, sous le commandement du maudit d’Amon, Meryey, fils de Ded, roi des Lebous (Libyens), ils pénètrent dans le domaine d’Horus». Au-delà de la valeur historique de ce témoignage, c’est la contribution de nos ancêtres à l’épanouissement des grandes civilisations du Bassin méditerranéen qui y transparaît. Mais comme l’écriture de l’histoire est souvent le fait des autres, il est rarement fait cas de nous. Dès lors, il arrive un moment où pour exister parmi les autres, il est impératif de parler de soi.
Y. A. Z.