Les avatars du Printemps et le bal des sycophantes…

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«Ce recueil avait pour dessein de prolonger l’écho des longues nuits où Hadj Mokhtar et ses pairs ont senti peser sur leur esprit et sur leur cœur le poids des pensées essentielles».

C’est par la percutance de ces mots graves et mesurés que M. Mammeri finit la dense introduction à son ouvrage, Poèmes kabyles anciens. Son contenu se veut un lien fort entre l’empreinte des dernières lignées des amussnaws qui se sont tus à jamais et les générations futures de plus en plus extraites de la profondeur du substrat sociétal. A travers cet ouvrage, M. Mammeri se chargeait d’une lourde mission, celle de servir de dépositaire de ce bien commun, la tamussni. Son objectif majeur visait à continuer l’action des amussnaws et léguer une trace indélébile du long processus d’accumulation d’un capital à la fois symbolique et culturel aux générations d’après. Cette introduction est signée de mai 1976 et, quatre ans plus tard, soit le 10 mars 1980, l’ouvrage était appelé à être présenté par l’auteur dans une conférence au Centre universitaire de Tizi Ouzou. Quoi de plus naturel et d’ordinaire qu’un ouvrage sur notre poésie ancestrale, déterminant de notre être identitaire, soit présenté devant un public universitaire par un Homme de lettres avéré ? Mais le cours des choses ne semblait pas favorable, en ce dixième jour du mois de mars et au début d’un printemps éphémère, comme le qualifiait l’auteur de Poèmes kabyles anciens. Il était écrit que ce printemps ne ressemblerait pas aux autres. En son dixième jour, fut interdite une conférence sur la poésie kabyle ancienne. La situation s’envenima et le printemps allait être plus long et empiéter sur l’été. Ce printemps perturbé engendra beaucoup de déçus qui eurent pour réaction d’investir la rue afin que soit la poésie kabyle ancienne dans ses espaces naturels et qu’on en confère librement dans l’espace universitaire. Au fil des jours, la réaction s’intensifia et la situation se complexifia : au pacifisme mesuré, la réponse fut la répression. Naquit alors le Printemps amazighe. Prononcer une conférence sur les poèmes kabyles anciens pour un intellectuel de la trempe de M. Mammeri paraissait comme un acte anodin ; mais pour d’autres, cela relevait d’un sacrilège, d’une atteinte à l’ordre établi. La source de la poésie kabyle ancienne qui devait couler en ce début de printemps de l’an 1980 a été détournée par une décision insipide qui marqua fortement les esprits. Interdire de parler du Verbe de Youcef Oukaci et autres hommes de sa trempe dans un espace de savoir en faisait un peu trop. Empêcher un grand écrivain de s’exprimer sur la poésie de ses aïeux dans l’espace universitaire de sa région natale, cela faisait beaucoup trop. Se déclencha alors une onde de choc dont les effets ont été mal évalués par les auteurs de l’acte d’interdiction. En fait, ce n’est pas tant la conférence ou la poésie kabyle en elle-même qui dérangeait, mais la dimension du conférencier et la charge symbolique qu’incarnait l’acte qu’il allait commettre. C’est surtout l’analyse qu’il fait du faisceau de valeurs humaines qui filtrait dans cette poésie qui devenait encombrante. Fouiner dans l’être collectif interpellait des questions qui fâchaient au moment où l’on pensait la question de la culture nationale résolue à travers une option tranchée dans les textes fondateurs de la nation, autrement dit, interroger la culture, la vraie, comme un instrument de libération, remettait tout en cause. C’est sans compter sur ce sens extraordinaire de l’auteur engagé délibérément dans une voie étroite mais porteuse, celle de se charger du fardeau de l’intellectuel collectif pris dans l’acception de P. Bourdieu. C’est-à-dire, être un public intellectual qui engage dans un combat pacifique, qui devient résolument politique, sa compétence et son autorité spécifiques, et les valeurs associées à l’exercice de sa profession, comme les valeurs de vérité ou de désintéressement, ou, en d’autres termes, quelqu’un qui déborde sur le champ politique sans avoir jamais abandonné ses exigences et ses compétences de chercheur. C’est en quelque sorte, la détermination du scientifique critique contre l’hermétisme d’une idéologie uniformisante peu soucieuse de la diversité et la liberté culturelles. Fort de sa réflexivité critique, M. Mammeri s’exposa à choquer ceux qui voyaient en lui un scientifique singulier qui échappe à la neutralité axiologique et, en même temps, une menace pour leur monopole dans la conception de l’être identitaire national pour rester dans l’analyse de P. Bourdieu. Il contribua ainsi à remplir une fonction positive en apportant sa pierre à l’édifice collectif d’invention politique face à des horizons obstrués. Il a ainsi joué un rôle «d’accoucheur» en assistant une dynamique de groupe dans l’effort d’exprimer et découvrir ce qu’il est ou devait être, en contribuant à la recollection et à l’accumulation de notre savoir sociétal. Par sa production littéraire et ses travaux de recherche, il a pu insuffler de la force symbolique aux idées et aux analyses critiques pour donner sens et matérialisation à la revendication identitaire qui s’en est suivie. Ce n’est pas tant la poésie kabyle ancienne qui dérangeait, mais c’est son esprit, l’âme dont s’est saisi l’auteur à titre de mémoire vivante, l’énergie qui a fait mouvoir toute une société des siècles durant à travers ses agents sociaux. Il a cherché à continuer et pérenniser cette matrice atemporelle et a-spatiale, ce spécifique qui nourrit l’universalité et qui l’extirpe des localismes et de la muséographie dans laquelle on a voulu la confiner. La densité nucléaire de cette matrice est porteuse de valeurs humaines et d’actes d’innovation, incarnés par les amussnaws, signature profonde de notre être culturel sur laquelle devait se fonder un nouveau paradigme culturel et identitaire en rupture avec le monolithisme et l’artificialité dans lesquels plongeait notre société. Dès lors, cette conférence sur les poèmes kabyles anciens survenait en acte centrifuge en cette phase de jactance et de formalisation de la politique culturelle et linguistique nationale. Quelque part, elle était ce grain de sable qui a grippé la marche d’une option dite irréversible. Sans vouloir diminuer le mérite et la percutance de M. Mammeri, la conférence aurait eu un impact ordinaire si elle s’était produite naturellement. Mais l’acte d’interdire a provoqué une ride suivie d’un tsunami dans l’océan de l’uniformité, au moment où l’on allait consommer une rupture idéologique : franchir une frontière, un passage forcé d’une culture vraie et vécue vers une culture factice. Cet évènement, pour le moins inespéré pour ceux qui comptaient encore sur la résilience de notre société, ébranla à point nommé le processus d’arasement entamé dans le champ culturel et identitaire. L’interdiction de la conférence a engendré moult interrogations et réprobations, tant chez les universitaires que dans la société, donnant ainsi un sens plus soutenu à la revendication identitaire, fondée qu’elle était sur un invariant de la culture nationale. Parler de tamussni, une science pratique des propos mêmes de M. Mammeri, c’est évoquer un art que la pratique revivifie sans cesse et qui fait que l’héritage ne survit qu’en changeant sans cesse. C’est là l’autre aspect qui dérange dans l’ouvrage sur les Poèmes kabyles anciens et qui devait être abordé lors de cette conférence. C’est le fait de revisiter le niveau de l’invention qu’incarne le concept de la tamussni que Bourdieu considère comme la capacité de dire du groupe ce qu’il est selon la tradition qu’il s’est donné, par une sorte de définition, par construction de concept. C’est ce renvoi à la source, donc à l’identité de groupe, à sa résilience, à sa mutabilité, à sa capacité d’adaptabilité qui allait être interpellé dans la conférence. C’est l’éveil à soi, à sa pérennité et son altérité, cet appel à son être identitaire et sociétal, à la manière de s’en saisir pour se projeter dans le futur qui était encombrant chez les censeurs de la conférence. N’omettons pas de relever qu’il devait s’adresser à un public universitaire nombreux, attentif et contraint par un ordre allergique à l’esprit de diversité. Dans ce contexte, toute thématique liée au processus de réappropriation dynamique de valeurs susceptibles de modifier le cours ordinaire des choses, et toute référence aux valeurs humaines portées par notre culture constituaient une contradiction majeure qu’il fallait neutraliser à tout prix.

Enfin, cette conférence s’inscrivait dans une démarche d’ouverture de chantiers entamés par M. Mammeri sur les grandes figures de notre société, fondée sur une dynamique de réappropriation et de capitalisation de nos référents culturels et identitaires dans ce qu’ils ont de structurant et de projectif pour la société. L’Homme de lettres a choisi le fond au détriment des éléments folklorisants adulés par les adeptes des politiques stérilisantes comme il ne cessait de le répéter. C’était le début fastidieux du Printemps amazigh dont on continue de célébrer aujourd’hui de lointains échos de manière sommaire et folklorique à coup de galas et de joutes sportives, notamment en rappel du 20 avril qui était plutôt une triste et sinistre journée de répression, loin de son essence première, celle de la tamussni, l’âme de la Poésie kabyle ancienne dont voulait nous entretenir M. Mammeri un certain 10 mars 1980. Et de nous interroger si cette âme n’a pas été éclipsée au moment où le combat pacifique d’ordre existentiel s’est matérialisé par une reconnaissance en demi-teinte du caractère officiel de la langue des guerriers de Jugurtha ? Hélas, celle-ci semble végéter entre une forme d’académisme stérilisant nourri de mimétisme, en marge de son objet d’étude, et un amateurisme béat et dispersif fait d’actes folkloristes, pendant que les sycophantes, tout en siphonnant impassiblement la sève des derniers figuiers séculaires, laminent chaque jour un peu plus et ce long processus de construction induit par l’étincelle du 10 mars 1980, et l’investissement de générations entières ayant concouru à sa formalisation. C’est cela que de pérenniser ce modèle brownien de fonctionnement sociopolitique qualifié par l’anthropologue G. Camps d’anarchie équilibrée. Sommes-nous alors condamnés à ne plus supporter le poids des pensées essentielles de nos illustres amussnaws et, à travers elles, celui de notre génome sociétal ?

I. A. Z.

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