La réglementation en matière d’hygiène ne souffre d’aucune ambiguïté. Mais, il se trouve qu’elle est bien foulée au pied en ce mois sacré du Ramadhan, où toutes sortes de produits sont vendues n’importe où et n’importe comment.
Les denrées sensibles, comme le lait et ses dérivés, doivent être stockées dans des endroits frais et secs et en respect de la chaîne du froid, ce qui est loin d’être le cas présentement chez de nombreux commerçants. Nous avons suivi durant toute une nuit le travail des agents de la Direction du commerce, au cours d’une inspection à travers les artères de la ville de Bouira. Un travail extrêmement difficile pour des agents qui ne disposent même pas d’un véhicule de service et qui subissent parfois des intimidations et des provocations de certains commerçants qui se croient au-dessus des lois. Cité Ouest, 22h30, le boulevard principal est bondé de monde, les commerces achalandés à outrance et des pans entiers de trottoirs sont squattés par l’informel. Des policiers, en faction dans chaque rue, veillent à la sécurité des citoyens. Le commerce informel n’est pas de leur ressort. Kaci est inspecteur principal et Mourad enquêteur, ils nous feront découvrir, le temps d’une patrouille, les difficultés de leur métier. Nous entrons dans un café maure grouillant de clients venus pour se désaltérer. Devant l’entrée de cet établissement, un congélateur et un appareil servant à mixer des fruits pour en faire des jus ‘’naturels’’. Les agents de la direction du commerce ont l’œil. Après s’être présentés en exhibant leurs cartes professionnelles, la personne au comptoir s’empresse de montrer une copie de son registre de commerce. «L’original du registre ainsi que les certificats médicaux de vos employés», demande Kaci. Visiblement décontenancée, la personne grommellera que les certificats médicaux des employés et l’original du registre ne sont pas en sa possession. Interrogé sur sa fonction et sa présence derrière le comptoir, l’homme affirme être le gérant du café. «Dans ce cas, remettez-nous la procuration vous désignant gérant», demande Kaci. Là encore moment d’hésitation, et pas de document à présenter. Pendant ce temps, Mourad l’enquêteur procède à des vérifications d’hygiène derrière le comptoir et s’aperçoit qu’un plat de kalb elouz est exposé à l’air libre sans cellophane. 1ère infraction à laquelle parera la personne se disant gérant en recouvrant le plat d’un plastique transparent. En s’approchant de la corbeille de fruits alimentant la machine à jus, le constat est beaucoup plus grave. Des fraises gâtées, des bananes pas fraîches du tout et des nectarines présentant des traces de moisissure. Et dans le congélateur, plusieurs jerrycans contiennent une préparation dite de «jus». «Vous avez vu ces fruits ? Regardez leur état, ils sont impropres à la consommation et vous les transformez en jus !». L’employé derrière le congélateur tente de se justifier : «Je n’avais pas l’intention de les utiliser, ceux qui sont abimés je les jette». Pourtant, une banane coupée, preuve que l’autre moitié avait été utilisée, présente une partie noirâtre et visqueuse. Devant les faits, l’employé baisse le regard. Exigeant une nouvelle fois l’original du registre et les certificats médicaux des employés datant de moins de 6 mois, le gérant dira qu’ils ne sont pas en sa possession. Kaci lui demandera sa pièce d’identité. Il n’en a pas. L’inspecteur principal nous expliquera : «Le registre de commerce appartient à une vieille dame, notre interlocuteur déclare ne pas avoir de pièce d’identité et c’est fréquent, nous ne pouvons pas l’obliger à nous la remettre. Devant un cas pareil, la loi exige que l’on fasse appel aux forces de l’ordre et la police intervient…». Il est 23h00 lorsqu’une convocation est dressée par les agents de la direction du commerce. «Venez demain matin à la direction avec les papiers exigés», intimera l’inspecteur au contrevenant avant de détruire les fruits impropres à la consommation. Nous sortions du café quand un homme nous rattrapa : «Vous ne pouvez pas partir comme ca, il faut qu’on s’explique», dira-t-il à l’adresse des deux agents. Kaci lui demande de s’identifier. «Je suis un simple citoyen, essayez de régler cette affaire à l’amiable, ne sévissez pas pour une erreur minime. Détruisez la convocation s’il vous plait !». Kaci garde son calme et lui demande : «Vous voulez que cette personne continue d’empoisonner les gens avec du jus de fruits impropres à la consommation ? Vous voulez que cela reste impuni ? Et puis, qui me dit que la propriétaire du registre de commerce est au courant de ces agissements ?». Le «citoyen» resta planté sur le trottoir et la brigade reprit sa patrouille.
Les gérants n’ont jamais leurs papiers d’identité sur eux
Deuxième établissement à être visité, un fast-food-crémerie. Même topo, les agents se présentent, demandent le registre de commerce, les certificats médicaux des employés. D’apparence, l’endroit est très propre, l’intérieur est nickel. Les fruits servant à faire le jus sont très frais, le matériel est irréprochable. De même pour les sirops et colorants utilisés. Le hic viendra du registre de commerce qui n’est pas en la possession de la personne se tenant derrière la caisse. Idem pour les certificats médicaux. Une fois de plus une convocation sera dressée mais là encore, le tenancier déclare ne pas être en possession de sa carte d’identité. Il donnera un nom et un prénom accompagnés d’une date de naissance que les agents ne peuvent vérifier. Un détail attirera l’attention des agents, le code inscrit sur le registre de commerce devra être vérifié pour savoir si l’activité de crémerie est compatible avec le barbecue se trouvant… sur le trottoir ! La troisième vérification se fera à l’intérieur d’un magasin de produits de pâtisserie. Très propre là aussi, l’odeur de vanille mêlée aux saveurs aromatiques embaume l’échoppe. Tout est passé au peigne fin. Visiblement rien à signaler. Mais les experts du commerce sont vigilants : «Sur les présentoirs dans lesquels sont exposés les cacahuètes, pistaches, bonbons, cacao, noix de coco râpés, vanille en poudre&hellip,; il doit y avoir des étiquettes montrant l’origine et la date de péremption des produits», expliquera Kaci. Pendant ce temps, Mourad à l’aide d’un thermomètre digital prendra la température de l’intérieur du présentoir frigorifique. Celle-ci est conforme. Un commerce d’alimentation général sera ensuite visité.
De la pâte de dattes impropre à la consommation détruite
Malgré l’apparence de propreté, la situation va s’avérer toute autre. Après avoir vérifié l’original du registre, une inspection est réalisée. Des paquets de pâte de dattes sont repérés par l’œil vigilant de Mourad. Nous n’en croyons pas nos yeux en découvrant des asticots bien logés dans lesdits paquets. L’homme à la caisse ne savait plus quoi dire, d’autant que le magasin était plein à craquer de clientes. Après avoir comptabilisé la marchandise, 13 paquets d’1kg tarifés à 90 dinars l’unité, les produits seront détruits : chaque paquet coupé en deux, une bouteille de grésil sera déversée dessus. Un jeune interviendra : «Pourquoi vous les avez détruits ?». Kaci lui demande si c’est lui le propriétaire. Le jeune dira que non et exigera qu’on lui montre les asticots dans les dattes, «Warrahoum ?», exigera-t-il, arguant que toute sa marchandise était «saine». L’enquêteur prélèvera avant de partir une étiquette de ces paquets de dattes et une convocation sera remise au commerçant. «Nous avons pour mission de protéger le consommateur et c’est un fardeau lourd à porter», nous confiera Kaci. Il était alors 23h47. Un étal de kelb el louz érigé à proximité sera repéré, mais aucune chance de procéder à une vérification puisqu’il s’agit de commerce informel. Direction une autre alimentation général. Le propriétaire, qui visiblement reconnait ses visiteurs, leur lance, avec un sourire : «Vous venez aussi la nuit ?». Après inspection minutieuse où même les boites de cirages seront contrôlées, la seule petite infraction constatée sera un présentoir réfrigéré qui laisse échapper du froid à cause d’un joint défectueux. Les fonctionnaires demanderont au propriétaire de parer rapidement à cette lacune et d’enlever une cagette de lait se trouvant sur le trottoir.
Une crèmerie domiciliée au… 5e étage
Des anecdotes, les brigades de contrôle de la direction du commerce en ont à foison. A l’exemple de cette crèmerie située à proximité du carrefour de la cité Ouest, donnant sur un trottoir et dont le registre du commerce indique son siège au 5ème étage du bâtiment ! Son gérant maintes fois verbalisé, les contrôleurs se contentent de dire ignorer pourquoi cette crèmerie est encore en activité. Ce qui sous-entend que le propriétaire a le bras long. Toujours à propos de commerçants verbalisés et jamais condamnés, le cas d’une pâtisserie, sise au niveau de la vieille ville, nous est narré. «Une canalisation d’eau usée s’y déverse, à quelques mètres seulement du pétrin», constat et PV dressés, et à ce jour «le commerçant continue d’exercer et n’a jamais connu de fermeture», selon nos interlocuteurs. Il est près de deux heures du matin. Les fonctionnaires, après s’être fait intimider en notre présence et malmenés verbalement (il s’agirait là de pratiques fréquentes nous dit-on), l’heure est venue d’achever cette journée de travail alors que l’aube ne va pas tarder à pointer. Sans un statut les protégeant, sans moyens pour se défendre face à des contrevenants violents et à des harcèlements en tous genres, les deux fonctionnaires se disent «exposés». Les tentatives de «corruption» sont fréquentes, mais Kaci et Mourad déclarent persévérer dans un travail intègre, même si aucun d’eux n’a bénéficié d’aucune promotion tout au long de sa carrière (11 ans pour Kaci et 25 ans pour Mourad). Ils espèrent toujours «un hypothétique logement».
Hafidh Bessaoudi.