Virée dans l'Eden de l'or blanc…

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De loin, on a l'impression de voir des chutes de neige miraculeuse en ces temps d’été où la chaleur est à son paroxysme.

Ce sont les salines de Feraoun, situées au niveau de trois villages, Aït Ounir, Iadenanen et Ichekaven, les seules d’ailleurs au niveau de toute la wilaya de Béjaïa, peut-être même dans toute la Kabylie. On est en pleine saison de récolte de cet or blanc, qui, effectivement, a l’apparence d’une couche de neige sur ces salines situées côte à côte et servant à l’évaporation par l’action des rayons solaires de l’eau salée provenant d’une source ancestrale. Plus il fait chaud, plus le processus est rapide et donne un meilleur sel, explique Lakhdar Kemacha du village Ichekaven, l’un des rares habitants qui continuent à travailler ses salines et à maintenir cet héritage et activité qui fit la prospérité de la région.

Pour aller à Feraoun, il faut traverser l’Oued Amassine, passer par les sources de Bouftloun, Afra et Xantina, puis monter cette crête à couper le souffle. Fatsah Beldjoudi, un élu local très jaloux de sa localité, nous attendait dans son village Iguer Ali pour nous accompagner à Ichekaven où nous devons rencontrer le saunier de Feraoun, Si Lakhdar. La distance à parcourir est courte, mais l’exiguïté de la chaussée et la sinuosité de la route ont fait que nous avons mis plus de dix minutes pour y arriver. Lakhdar nous attendait devant son café. C’est un homme à l’emploi du temps bien chargé. En plus de son café, il gère des salines et un local de mouture de piment et poivron rouges. Il nous rejoint pour aller ensemble vers Timelahine, comme on les appelle localement. Lakhdar, tout fier, s’empressera pour nous montrer son jardin blanc et ses sacs de sel déjà récolté. Il profite de l’occasion pour interpeller l’élu et vice-président de l’APC quant à l’entretien de ces salines par la municipalité : «Le travail est si dur que beaucoup de sauniers locaux ne veulent plus le faire. Nous ne sommes plus qu’une poignée à résister et nous acharner à extraire le sel, mais sa vente est difficile. Ajoutez à cela les grandes chaleurs que nous devrons affronter», dira le sexagénaire.

Le soleil, l’ami et l’ennemi des sauniers

Il est 14h, le soleil est haut et darde ses rayons sur la surface des salines. La température de l’eau dépasse facilement les 30 degrés. Et c’est ce qui déclenche le processus d’évaporation, jusqu’à la sécheresse totale, pour voir cette couche bien blanche de sel prête à la récolte et au conditionnement. Mais d’où vient cette eau qui remplit les bassins ?

Pour répondre à la question, notre guide nous mène à quelques mètres de là vers une grotte, un canal cylindrique, situé au-dessus des salines, dont les parois sont construites en pierres. «Nous sommes ici devant la source d’eau salée, l’eau provient du ventre de la terre et cette source existe depuis l’époque des Romains qui ont laissé leur traces ici». Pour utiliser rationnellement et équitablement cette source par tous les sauniers du village, chacun est appelé à respecter les principes directeurs de l’activité que tout le monde connait par cœur. « Le niveau de l’eau est mesuré grâce à des marches construite au milieu du canal, ce qui nous aide à savoir si tout le monde peut en disposer ou pas», explique Si Lakhdar qui ajoute : «Certains utilisent des rigoles pour acheminer cette eau salée jusqu’à leurs bassins, sinon c’est la galère de transporter l’eau avec des jerrycans ou autres contenants». La source souffre malheureusement d’une trop importante dégradation. Il y a en effet trop de boue. Lakhdar se dit dépassé par l’ampleur de la tâche, car il est aussi appelé à nettoyer les bassins, les remplir d’eau, passer à la récolte, au sectionnement du sel, puis à son conditionnement et au transport des sacs jusqu’à cette baraque qui lui sert de dépôt. C’est dire que le travail est trop lourd pour une seule personne, surtout que tout se fait sous un soleil de plomb et une chaleur torride. «Nous aimons que le soleil soit fort et la chaleur élevée, car cela accélère l’évaporation de l’eau, quelques fois en deux jours au lieu de trois. Cela augmente la production du sel. Mais ces mêmes conditions nous causent des coups de chaleur, de déshydratation et de maux de tête», explique encore Si Lakhdar. Pour prévenir ces coups de chaud et trouver des petits moments de fraîcheur et de repos à l’ombre, le célèbre saunier de Feraoun a construit un petit abri de fortune en bois, où il cache aussi sa gourde d’eau pour se réhydrater de temps en temps. Il a aussi pensé à entretenir une petite source d’eau douce située à quelques mètres de la source d’eau salée. Notre interlocuteur explique par ailleurs que le canal de la source principale de cette ‘’usine de sel’’ nécessite un entretien et quelques travaux d’aménagements, pour préserver sa propreté et permettre à plus de ce liquide concentré de couler et profiter à tous les propriétaires des bassins. Jadis, la tâche revenait aux villageois qui devaient s’en charger avant le début de chaque saison de récolte. Mais force est de constater que cela n’est plus le cas. La majorité des villageois ne s’intéresse plus à l’activité. Fatsah, l’élu, voyant l’état de la grotte et la colère de Si Lakhdar, le seul gardien du temple, a promis au saunier de veiller à ce que la source soit remise en état. Si Lakhdar, poussant un soupir de soulagement, continuera à expliciter toutes les étapes relatives à l’activité. Il nous montre deux rustiques outils en bois qu’il utilise pour séparer les différents types de sel, une fois prêt à l’extraction :

«Une fois les bassins pleins, on laisse l’eau se reposer, histoire d’avoir une eau limpide car les détritus se posent au fond du bassin. Il faut entamer alors l’étape de remplissage des salines ou des marais de quelques centimètres de hauteur, chose qui accélérera le processus de réchauffement de l’eau par le soleil et de son évaporation jusqu’à ce que nous n’ayons que du solide dans ces petits lacs». Et c’est à partir de là que la récolte peut se faire. Une tâche éprouvante et une attente de deux à trois jours pour arriver à cette phase. Une phase qui nécessite aussi un travail d’épuration, car il y a une petite pellicule superficielle qu’il faut enlever pour découvrir après cet or blanc qui brille sous les rayons du soleil.

«Nous pouvons avoir trois qualités de sel : le plus brillant que l’on qualifie de premier choix, puis en bas une autre couche moins brillante, du blanc cassé qui est classé deuxième choix et au fond, du sel marron, le troisième choix», explique encore Si Lakhdar.

Cette différence en couleurs et de brillance est due à l’exposition aux rayons de soleil qui détermine donc la blancheur des cristaux de sel obtenus par ce phénomène naturel et qui donnera le choix commercial. L’or blanc est cher : le premier choix est cédé à 2 000 DA le quintal, le deuxième à 1 400 et le dernier choix à 1 000 DA. «Nous utilisons toujours les anciennes unités de mesure, une question d’habitude, puis nous faisons l’équivalence pour déterminer le poids et le prix à vendre», précise Si Lakhdar. Pour le premier choix, il s’agit selon notre interlocuteur du sel destiné à la cuisine. Pour le deuxième, le sel marron, Lakhdar souligne qu’il est vendu aux bouchers pour conserver les peaux, comme il est utilisé également pour conserver des légumes saisonniers comme l’oignon, la tomate et le piment rouge.

Bonne récolte, mauvais commerce

Cette année, la récolte est jugée bonne, voire excellente, vu les grandes chaleurs qui ont fait que les sauniers s’en sont donnés à cœur joie, malgré les désagréments des fortes températures. Mais peu importe, pourvu que la production soit bonne. Et c’est la seule et unique récompense pour ces hommes qui acceptent d’endurer toutes les peines et tous les risques infligés à leur santé, afin de perpétuer cette activité qui fait la particularité de la région. Un métier qui rappelle les années d’or, l’or blanc, vécu par plusieurs générations qui ont marqué l’histoire de ce patelin. Mais les sauniers d’Imlahen de Fearoun ont du mal à vendre et commercialiser leur sel qui reste stagné dans des sacs des mois durant. «Nous ne commercialisons, localement, qu’une infime quantité. Nous ne parvenons pas à ‘’exporter’’ notre produit hors de notre commune et c’est cela l’autre handicap qui a dissuadé plusieurs sauniers de continuer ce métier», témoigne encore Si Lakhdar. C’est le bémol de cette activité assurée par des paysans méconnus du monde des affaires et du marketing. «Nous avons quelques clients fidèles d’autres localités à qui nous vendons quelques kilos de sel. Sinon, nous comptons sur le hasard, sur la chance et attendons qu’un hypothétique acheteur se présente», nous confie Si Lakhdar. L’appel est donc lancé à l’adresse du mouvement associatif et des autorités locales pour venir en aide à ces sauniers, en créant un canal commercial à l’effet d’écouler la marchandise locale et assurer une bonne recette. Cela pourrait même engendrer d’autres activités, encourager des intermédiaires à valoriser et transporter le sel. Si Lakhdar nous confie que sa production a atteint cette année les 300 quintaux, dans les trois choix. La production globale serait de 500 quintaux et il ne reste qu’à faire écouler ce volume qui pourrait apporter une bonne recette aux producteurs. Outre le côté commercial, il y va de tout un pan de l’histoire et de la tradition des trois villages de la région, qui sans ces salines perdraient de leur identité. Les sauniers de Feraoun sont fiers de leur métier hérité de leurs ancêtres, de leur passé préservé par plusieurs générations et qu’ils voudraient prolonger et léguer aux futures générations, comme un trésor culturel mais aussi économique. Ils voudraient que la spécificité millénaire de leur région continue à briller comme les cristaux de leur sel blanc au soleil.

Nadir Touati

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