Reportage de Djaffar Chilab
On est allé à sa rencontre mercredi dernier. Sans rendez-vous fixé au préalable. On pointait devant chez lui à l’improviste, à Issaradjen, dans la localité de Boudjima. C’était en début d’après midi. Il était là, comme s’il nous attendait. On le surprenait en compagnie de deux jeunes, des voisins, sans doute, qui s’échinaient à déterrer une conduite d’eau, enfouie sous quelques centimètres de béton devant l’entrée de la demeure. La silhouette, et le pas quelque peu affectés par l’handicap de sa paralysie, la face amochée par des rides affirmées, le crâne dégarni, et le sourire altéré par quelques dents perdues mais le bonhomme est resté le même. Tel cet autre qui s’est déjà aguerri, et résigné à survivre tous ses malheurs. Il sourit, et se lâche comme s’il nageait dans un immense océan de bonheur. Et pourtant…Mais il fait admirablement semblant de ne pas s’en soucier de son terrible mal intérieur. Visiblement, il ne garde toujours pas la moustache plus de deux jours, un détail dont il s’en fout éperdument. Il a mieux : Du caractère, et de la fierté. Le personnage soulève l’admiration, et fascine. Mais ça lui arrive de flancher, Il noie alors son chagrin dans la cigarette… Cigarette sur cigarette. » Mais que voulez-vous que je dises ? Ah, tiens, je vais parler de l’ONDA. Une minute, je reviens ! »
Son procès contre l’ONDAAussitôt dit, aussitôt fait, en deux pénibles mouvements, il s’engouffre dans son habitation, et se ramène avec un oreiller. Il en fera sa banquette de fortune. « Allons-y… » Il tire une clope, et laisse filer un épais nuage de fumée, et une colère grondante contre l’ONDA. » Je suis en justice avec eux. Saout El Andalib a réédité mes œuvres sans que je le sache. Je n’ai découvert ça qu’une fois les cassettes sur les étals. Le plus grave dans cette affaire, c’est qu’il y’a falsification de documents puisque l’ONDA m’a délivré une attestation que cette maison d’édition n’a jamais ni payé les droits d’auteurs, ni avoir été autorisée à rééditer les produits initialement faits chez Azwaw. Or, il se trouve que les gens de Saout El Andalib ont un document tout à fait contraire qui leur confère tous les droits”. « Le jugement a été rendu en ma défaveur mais je n’en resterai pas là. D’ailleurs, j’allais voir mon avocat pour aller en cassation…Je ne me laisserai pas faire ! Mais je me demande sur le rôle de l’ONDA : Est-elle là pour protéger les droits des artistes, ou pour faire du bisness sur nos dos ? J’en fais appel au ministère de la Culture ! » Belkheir s’est lancé dans cette guère il y’a de cela une année. Il a appris la réglementation qui régit les droits d’auteurs par cœur, article par article, et peut les…chanter sans risque de se tromper, sans perdre un mot. Il se dit complètement refroidi, et indigné par ce jugement qui le révolte. » Et pourtant, tout est flagrant. J’ai des preuves, mais l’ONDA n’a pas fait son travail. Ils ont enquêté de Bologhine aux Trois horloges pour dire qu’il n’ont rien trouvé, et aller témoigner contre Belkheir. Qu’ils viennent fouiner en Kabylie, c’est ici que se vend Belkheir. Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? Les gens qui ont vendu ces cassettes sont encore là, et m’ont assuré de leur soutien, ils sont prêts à témoigner pour moi. Il y’a faux, et usage de faux, et je ne vais pas me taire. De toutes les façons qu’est ce que j’aurai à perdre de plus ? » Belkheir paraît pessimiste mais déterminé malgré tout. » Je m’en fout de tout, complètement, je n’ai jamais cherché la fortune, j’ai fait mon déménagement avec ma valise, et ma guitare mais, je n’accepte pas qu’on se foute de moi…Là, je réagis, et j’y vais jusqu’au bout. » Ceux qui connaissent l’homme témoignent que l’enfant était aussi comme ça. Belkheir a découvert la vie en 1951 dans cette bourgade d’Issaradjen qui n’a jamais quitté son cœur malgré son long exil en France. » C’est ici que j’ai commencé à tout apprendre : marcher, jouer de la guitare sur un bidon de huile de deux litres, et quelques mots à l’école coloniale. Mais on ne peut pas vraiment parler d’école, le soir, les moudjahidines passaient pour nous interdire d’y aller, et le matin l’armée française faisait la ronde pour nous y obliger à coup de pied, et de crosse. Aujourd’hui, je reproche ce point au FLN. A l’indépendance, ça a profité aux fils des h…Eux ils ont quand même appris des choses à l’école. Ils ont eu droit. Pas nous. » Mais, avoue t-il, son penchant était dès le départ pour le chant, et non pour les études. D’ailleurs tout ce qu’il se rappelle de cette époque où il a eu à fréquenter les bancs de classes se résume à ses prestations lors des récitals qui se tenaient à chaque 14 juillet par exemple. « L’instituteur me faisait toujours » appel pour faire un show. C’était pour lui l’occasion de s’adonner à ce qu’il appréciait par-dessus tout : chanter.
« J’ai dénénagé avec ma guitare »« A l’époque, avoir un transistor à la maison était déjà un tabou. Dans le temps, il y’avait Radio Paris. Entre jeunes on se débrouillait un poste pour écouter en cachette, dans les champs, Slimane Azem, El Hasnaoui. On mettait le volume vraiment bas pour ne pas attirer l’attention. » Pour Belkheir, le choix est fait. Sa passion a décidé pour lui. Et c’est tout naturellement qu’il intégrera en tant qu’amateur la Radio kabyle, après l’indépendance, au milieu de l’année 1969. Chemin faisant, il osera son premier 45 tours le 13 septembre 1973. Il s’en souvient encore de cette » première naissance » : » Cherif Kheddam était là pour m’accompagner avec son luth. Au départ, c’était un titre, A ya khelkhaliw Ajedid que j’ai composé au départ pour Karima, mais comme elle avait hésité, j’ai reformulé quelques couplets, et le refrain pour l’adapter pour un homme, et c’est devenu Thoumïnt T’fetoussin que j’ai interprété moi-même. » En ces temps-là, Belkheir avait déjà commis un autre pas : Laisser la famille, le village, dès 1968, pour aller émigrer chez son oncle à Alger où il s’est débrouillé un petit job de barman. C’est là-bas qu’il fera la connaissance de Medjahed Mohamed. « Je travaillais chez un certain âami Rezki, originaire de Fort National. J’étais posté en cuisine mais parfois je faisais des numéros de chants, et ça devait plaire au patron puisqu’il a demandé à Medjahed de m’aider pour enregistrer à la radio. Voilà, c’est parti de là. J’ai alors fait le 45 tours en 1973. » Son second disque, il le composera cinq ans après, dans le bateau El Djazaïr qui l’emmenait de l’autre côté de la rive, vers Marseille. « Ce n’était pas mon premier voyage, mais cette fois-là, je partais pour m’y installer. C’était le 25 janvier 1978. La veille Sidi Hand Aboudali, un saint de la région de Tigzirt décédait. Il y’avait une foule incroyable qu’on n’a pu se recueillir ni approcher la dépouille. Le lendemain, je partais donc avec ce souvenir tout frais dans mon esprit. En mer, ça m’a inspiré, et j’ai tout de suite entamé la composition de la chanson dédiée à Sidi Hand Aboudali. Je l’ai finie à Paris, et j’en ai fait le titre de l’album chez Azwaw. Et aujourd’hui, je retrouve cette cassette reproduite par Saout El Andalib en Algérie… » De 1778 à 1984, il ne songera point à voir du côté du sud. Il y séjournera d’un coup six ans durant à Paris, dans le 10ème Arrondissement où il alternera l’estrade de la scène, et le réchaud de la cuisine. Au bout, il récoltera quatre autres albums : Issem N’jedik, Issaradjen, Oufightt Ithesgua, Anfiyi Our Seïgh Z’har, et quelques plats du jour. » J’ai jamais fait autre chose, j’ai toujours vécu de ma guitare. Dès fois je m’improvisais cuisinier pour remplacer quelqu’un mais je n’ai jamais pensé à en faire un métier. La sécurité sociale, ce n’était pas mon souci…Voilà ou j’en suis. On faisait une belle bande. Il y’avait Slimane Chabi, Boualem Aouadhi…C’est là-bas qu’on rodait tous. On faisait le tour des cafés, les fêtes. Mais au bout d’un temps rien ne me tente que le retour. Je ne manque de rien, c’était la fête pendant les quatre saisons mais, mon amour pour Paris n’a pas pris…J’ai alors décidé de rentrer. J’ai fait mon déménagement avec ma guitare en 1984. »
Son effroyable paralysieA son retour, il ne se cherchera pas non plus un autre métier. Il continuera à animer les fêtes, ça lui faisait des sous, du bonheur, et de l’eau à la bouche…Il se mariera alors en 1985. Ferhat, Fahem, El Hasnaoui Amechtouh, Saidji, et tant d’autres artistes sont venus chanter pour lui à l’occasion. C’était la grande fiesta. Il y’avait de la joie. Comme durant les jours qui suivront, avant que tout ne bascule de travers en cette maudite journée du 18 juillet 1988. » Je me suis endormi, et réveillé le plus normalement du monde. J’ai été même au marché. Sur le chemin du retour, juste là bas (il montre le lieu du doigt, à quelques dizaines de mètres de chez lui) je me suis arrêté pour acheter une pastèque, au moment ou je mettais la main à la poche pour tirer le porte-monnaie, je me suis écroulé sans rien comprendre. D’un coup je me suis transformé. Toute la partie gauche paralysée, la mâchoire de travers, plus aucun mot correct, un véritable phénomène…On m’a alors ramené à la maison. » Et c’est le début d’un long calvaire. Belkheir se mettra alors à chercher la guérison chez différents talebs de la région avant de se faire hospitaliser d’abord à Tigzirt pour une quinzaine de jours avant d’être transféré à l’hopital Aissat-Idir à Alger. Il y séjournera durant tout un semestre. » Je commençais à peine à reprendre, ma gueule s’est arrangée, je reparlais correctement, on m’avait alors autorisé pour un petit congé chez moi. Six mois d’hospitalisation, c’est quand même pas peu. Ce fut un autre exil pour moi. J’en ai souffert même si tout le monde a été aux petits soins avec moi. Je leur suis très reconnaissant, mais c’en etait trop pour moi, j’ai alors déserté sans jamais remettre les pieds là bas. » Depuis, Belkheir tente de reprendre le cours de la vie normale. Tant bien que mal. « Je me comporte en Kabyle de la montagne, un vrai quoi, un fellah, un bûcheron, je fais tout… ça me fait une réeducation prolongée…Et depuis 1991, j’ai été recruté comme veilleur à l’APC de Boudjima. J’ai commencé au portail, et depuis près de deux ans, on m’a affecté au stade. » Il se nourrit de cette insignifiante mensualité…de gardien, et de l’amour de ses proches…Il a à sa charge une famille de six enfants: cinq garçons, et une fille. En dehors de cela, il n’a rien. Et il n’a jamais rien eu, si ce n’est ces dérisoires « 30000 dinars » que lui a attribués, un jour, l’auguste ONDA qui semble lui tourner le dos aujourd’hui. Il est aussi declaré sinistré lors du dernier tremblement de terre, sans jamais rien toucher… Sa demeure date de 1957 ! Malgré tout, il compte bien revenir sur la scène. Avec un nouvel album, et un autre produit spécial pour les chants d’écolier. On vous l’a dit : C’est un homme qui a du caractère!
D.C.