Plusieurs cas d’addiction au jeu morbide «La baleine bleue» ont été enregistrés à travers le territoire national. Pour comprendre le phénomène, Dr Mohand Amokrane Ameur, psychiatre au centre d’addictologie du CHU Nedir Mohamed , répond à nos questions.
La Dépêche de Kabylie : Plusieurs victimes du jeu «La baleine bleue» sont actuellement suivies par l’unité d’addictologie du CHU. Pourriez-vous nous expliquer un peu le phénomène ?
Dr Mohand Amokrane : Nous avons reçu il y a plus d’une semaine la première victime de ce jeu maléfique. Depuis, nous en avons reçu trois autres cas, dont deux sont régulièrement pris en charge. Le premier cas n’était pas à un stade avancé, ce qui n’a pas nécessité cette même prise en charge. Ses parents avaient eu le reflexe de nous le ramener rapidement, on a fait le nécessaire. Réellement, ce phénomène relève de la cybercriminalité et il faut souligner qu’il y a manque d’information en matière d’addiction à ce jeu ou à internet en général. Cependant, ça rassemble plus à des équivalents suicidaires, parce que l’enfant est pris dans un engrenage qui peut le mener à une automutilation qui peut engager le pronostic vital de l’enfant.
Peut-on avoir le profil psychologique et social des victimes ?
On reçoit les victimes dans un état de stress aigu. Pour l’âge, ce sont des adolescents, de 13 et 14 ans. Souvent, ce sont des élèves brillants, les parents doivent donc être très vigilants. Il y a aussi de l’irritabilité chez ces enfants victimes, ils sont assez souvent insomniaques, avec un manque d’appétit. Ces symptômes doivent en principe attirer l’attention des parents pour une prise en charge rapide. A l’école aussi, les enseignants sont sollicités. Ce jeu se pratique entre minuit et 4 heures du matin et les enfants arrivent donc fatigués à l’école et ça se voit. Le jeu développe chez les adolescents un sentiment de persécution. Ils ont l’impression d’être suivis, menacés. On leur demande de sortir la nuit, seuls, et le prouver avec une photo. Il y a aussi cette étape où l’on demande à la victime de dessiner une baleine. Dans les deux cas que nous prenons en charge, la première victime l’a fait avec la pointe d’un compas, l’autre avec la lame d’un taille-crayons. Imaginez un peu, un enfant qui s’automutile pour dessiner cette baleine. Les victimes se disent «obligées de le faire, sinon le jeu les menace. Certains adultes ne pourront pas comprendre».
Comment est-il possible de tomber sous l’emprise d’un jeu sur Internet ?
Il faut savoir que nous ne pouvons réfléchir en adulte à la place de ces enfants. Chez ces adolescents, il y a altération du jugement. Il y a des étapes de maturation depuis l’enfance et jusqu’à l’âge adulte où on acquiert la rationalité et la logique. Chez les adolescents, tout est en phase de construction. L’adolescence est un processus physiologique, c’est une période où l’enfant (fille ou garçon) s’isole naturellement, il apprend à devenir autonome et rejette les règles établies. Le jeu les cible à ce moment-là. Et l’accès à Internet est très facile. Il faut donc protéger ces enfants contre la cybercriminalité. Au début, c’est un effet de curiosité, on découvre le jeu par hasard ou à travers d’autres personnes. La deuxième phase, c’est celle du plaisir, il y a des questionnements, une interaction, on leur demande des informations sur leur identité, la situation familiale, leur scolarité… Il y a de la musique aussi. Progressivement, le jeu leur propose des musiques mélancoliques, des films d’horreur. Il y a un conditionnement dans la dépression, dans la tristesse. Petit à petit, on noircit leur perception de la vie. La troisième phase, c’est celle de l’emprise et des menaces : «On a la possibilité de nuire à vos familles», «divulguer vos vies privés». L’enfant finit par croire qu’il est poursuivi par une personne qui l’oblige à faire des choses malgré lui. Le plus grand danger c’est d’aller loin dans le jeu et arriver au stade suicidaire. Il faut comprendre que pour des enfants, il faut du temps pour acquérir la notion de l’irréversibilité de la mort et on ne le leur laisse pas.
à votre niveau, quel est le travail à faire pour venir en aide à ces victimes ?
Tout dépendra de leur état. On donne des rendez-vous pour évaluer périodiquement leur cas. Pour nos victimes, on a proposé des hospitalisations de jours, pour faire le travail de débriefing, de psychothérapie. On fait aussi des activités qui leur permettent de s’exprimer. Aujourd’hui (Ndlr : hier) on a fait des ateliers de dessins, où ils ont dessiné la baleine bleue. On essaye de dédramatiser et de les ramener au monde réel. Les enfants, dans les étapes avancées du jeu, se rendent compte de la gravité, mais ils ne peuvent plus faire marche arrière. Ce qui est dangereux dans ce jeu justement, c’est qu’il coupe l’enfant de la réalité et l’entraîne dans un monde virtuel en lui faisant croire que c’est la réalité. On trouble son jugement. Ce qui nous intéresse nous, c’est d’empêcher l’installation d’un état de stress post-traumatique. Ce qu’il faut retenir, c’est que c’est une tranche d’âge très vulnérable et fragile qu’il faut protéger. Je lance un appel aussi à nos amis de la presse, pour traiter avec délicatesse ce sujet très sensible. On doit aussi faire un travail de sensibilisation.
Les dangers des réseaux sociaux et Internet sur l’enfant se situent à quel niveau, et que recommandez-vous aux parents à ce sujet ?
Toujours dans la prévention, on a en tant que spécialistes plusieurs messages à envoyer à plusieurs acteurs, à commencer par les parents. Internet, c’est bien, mais c’est aussi un danger, ils doivent impérativement surveiller l’usage d’internet par leurs enfants. Il n’est pas normal de laisser un enfant se connecter au-delà de 19h. Un enfant arrive le soir à la maison, il fait ses devoirs, il mange on discute avec lui, puis il se couche. Les cas que nous avons reçus étaient à des étapes avancées du jeu, un mois voire plus. Les parents ont le devoir de regarder d’un peu plus près ce que font leurs enfants. Au moindre changement de comportement, on doit s’interroger et chercher à comprendre. L’autre message à adresser, c’est pour l’école, là aussi il faut faire un travail de sensibilisation et surtout écouter les enfants et essayer de les comprendre. Il faut être vigilant. «La baleine bleue» est un phénomène qu’il ne faut pas dramatiser, mais il ne faut pas le sous-estimer non plus. La situation par apport à ce jeu n’est pas encore bien maitrisée. Les autorités publiques sont en train de faire un bon travail, mais c’est toute la société qui doit être en alerte, sans toutefois créer une psychose. Il ne faut pas que nos enfants souffrent, ils ont le droit qu’on leur offre les meilleures conditions pour qu’ils grandissent en paix.
Entretien réalisé
par K. H.