“Ma vie pour la radio”

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Il disait ’’Amchoum agi’’ du premier, et tout juste ’’Ouagi’’, avec le doigt bien pointé pour désigner le second, lorsqu’il devait les évoquer dans la discussion. ’’Tout le monde m’appelle Zizi, mais lui, il ne l’a jamais prononcé. Ça dure depuis quarante ans. Tu vas le dire aujourd’hui, non ?’’, le coupait presque en boucle, Himeur qui avait pris place en face de lui, avec un autre micro tendu. Guerfi, enveloppé dans son trois-quarts, le regard parfois à terre, par d’autres perçant les verres de ses lunettes rondes, faisait les cents pas, en tendant une oreille bien attentive à ce qui se disait. Ca valait bien la peine. Boukhalfa se souvient, remonte ses lunettes, son passé, son bonheur, son mal, sa nostalgie, et raconte. Tout ou presque. ’’Mustapha était un cousin, et le colonel Amirouche a épousé une cousine mais je ne pense pas que ça intéressera les gens.’’ La présentation est tout de même lâchée avec fierté ! Celle d’appartenir aux Ath Bacha de Tassafth Ou Guemoun où il a découvert le monde pour la première fois un certain 31 août 1942. Il y fera son cursus primaire à l’école du village, et y vivra jusqu’en 1957 avant d’aller rejoindre l’école communale de menuiserie-ébénisterie de l’ex-Michelet où il s’établira chez son oncle Arezki, agent des contributions, dans le temps. Ce dernier lui a été d’un grand secours, ’’surtout pour l’orphelin que j’étais depuis la mort de mon père en mai 1947. J’avais à l’époque 5 ans.’’ ’’Aujourd’hui, j’aurai pu être sculpteur sur bois si j’avais suivi les études jusqu’au bout. Mais j’ai dû tout abandonner pour aller tenter mieux en France. A l’époque, mon frère aîné, qui nous faisait vivre, travaillait dans une boîte en France, et il devait quitter pour répondre à l’appel du service militaire. Je devais alors aller au rejoindre pour prendre sa place de travail. Tout ce que j’ai appris, ce fut grâce aux contacts quotidiens, à la rue… Mon école a été celle de la vie. En classe, j’ai juste été jusqu’au cours fin d’études, pas plus. Je n’ai pas eu la chance d’aller à l’école complémentaire, notre école primaire avait fermé juste avant l’examen de passage. Et c’est ce qui m’avait poussé à aller d’abord à Michelet. Puis, un peu comme tout le monde à l’époque, en France. ’’ J’ai mis les pieds pour la première fois le lundi 27 janvier 1958.

“J’ai été tailleur avant d’être journaliste”’’ La précision est donnée avec l’accent de nos émigrés…Sur place, Boukhalfa ne prendra finalement pas la place visée, puisque son frère sera déclaré, entre temps, inapte pour le service. Il sera alors contraint d’aller voir ailleurs. Et faire un peu de tout, jusqu’à tomber sur un patron qui le considérera comme un peu son second, un homme à tout faire dans une manufacture de tissage. ’’J’ai passé quelque quatre années, mine de rien, dans l’établissement. “J’ai fait tous les services : l’atelier, le magasin, l’approvisionnement…J’avais la confiance du patron, et ça a duré plus exactement jusqu’au dimanche 10 mars 1963, jour ou j’ai débarqué à nouveau au port d’Alger.’’ Il se réinstalle alors avec sa famille qui avait entre temps déménagé à Alger. Puis, le grand hasard le fera projeter dans les studios de la radio kabyle. C’était tout de suite après son retour. ’’ Avant d’y être, je n’ai jamais pensé un jour que j’allais le faire. La radio ne m’avait jamais effleuré l’esprit. Moi journaliste ? Franchement, je n’y ai jamais pensé. Du moins jusqu’à ce que Belkacem Messaoudi, un ami de mon patelin me mette la puce à l’oreille. Je dois aussi beaucoup au défunt Si Larbi, Bessai. Aujourd’hui, je dirais que si ce n’était Belkacem, je n’aurais jamais mis les pieds à la radio, et si ce n’était pas Si Larbi je n’aurais certainement pas duré à la radio”.

“Belkacem m’a fait découvrir la radio, et Si Larbi me l’a fait aimer”Sa première émission, consacrée à faire connaître les régions du pays, il ne l’évoquera pas sans rendre hommage à Mouloud Chekaoui, et Abdelkader Abdelâddim qui l’ont beaucoup assisté à se lancer. ’’Mais c’est une émission qui n’a pas trop duré. Ce n’était pas facile pour le débutant que j’étais alors d’assurer sur plusieurs fronts. Car j’avais déjà les informations en main. Mais, par la suite, avec le métier, les choses se sont accrues. Je n’ai pas en mémoire toutes les émissions que j’ai faites, mais de celles qui m’ont marqué le plus, je dirais tout de suite ’’Nouva Gueghriven’’. Elle a d’abord démarré avec Mouloud et Abdelkader, et je les ai rejoints par la suite. Mais avant nous, Si L’hocine, et Hacène El Hadj avaient déjà travaillé dans un rendez-vous du genre. Pour vous dire qu’on n’a rien inventé, même si chacun de nous a donné son cachet particulier à l’émission.’’ C’est aussi avec ce duo qu’il partagera l’animation d’un autre nouveau rendez-vous, ’’Sport et music’’ à partir de 1964. Mais le sport n’était pas sa tasse de thé. C’est plutôt Abdelkader qui était le grand spécialiste du créneau. N’empêche que Boukhalfa s’en est allé un certain 5 décembre de cette année-là au stade de Kouba pour faire le premier direct diffusé par la chaîne. ’’ J’ai couvert RCK-JSK, et Abdelkader était au stade d’El Anasser pour faire CRB-NAHD. Pour la petite histoire, la JSK avait, ce jour-là, gagné par 3 à 0. C’était l’époque de Harouni, Karamani, Berkani comme gardien, et j’en passe. Moi, je n’étais pas le spécialiste que j’aurais aimé être mais il fallait assurer.’’ Cette seule expérience lui aura néanmoins suffi pour comprendre qu’il n’était pas fait pour les stades, surtout qu’il se sentait déjà un peu myope. Il sera alors quelque part contraint à poursuivre la tentation dans les studios. ’’ On formait une vraie famille. Il y avait Amchoum agi (Guerfi) qui m’a appris à apprécier la musique d’El Hasnaoui, Youcef Abdjaoui, et d’autres anciens qu’on passait lorsqu’on devait combler le vide sportif. Toujours dans la même époque, on se mettait parfois à six, avec les Ath Hamza, Charef, et Smail Mohamed dans une petite piaule pour faire l’émission qu’on avait appelées Le panorama de la semaine. ’’Lorsque je me rappelle ces moments, je me dis que peut-être, qu’on n’a pas fait quelque chose de grand en œuvre, mais c’était de grands moments de fraternité. C’était sincère, on ne pouvait pas tous s’asseoir en même temps tellement la piaule était exiguë mais on se partageait tout…’’ Les souvenirs revivent dans la tête du vieux, les mots se bousculent dans sa bouche, et les larmes inondent son visage. La nostalgie et l’émotion s’accentuent. ’’ Ma pensée va aussi pour le réalisateur de l’émission Rezki Nabti que je revois toujours derrière la vitre gesticuler pour nous faire signe de monter ou baisser la voix. C’est encore comme si c’était hier. On enregistrait chaque samedi, et on mangeait tous ensemble avant d’aller en studio. On était plus que des frères. On aimait ce qu’on faisait. On ne touchait rien sur ces émissions puisqu’on les faisait en dehors de notre travail. Pour nous, c’était une sorte de volontariat. C’est inoubliable.’’ L’aventure collégiale durera jusqu’en 1967, et même au-delà. Entre temps, il y a eu ’’Bonjour Dimanche’’, ’’Connaissance du monde’’, ’’Science et découverte’’ et d’autres émissions de jeunes, de la formation professionnelle, de tourisme… ’’

“Les deux séries d’entretiens avec Lounis sont mes meilleurs souvenirs”La fin des années 1960 m’a aussi marqué. On avait enregistré des émissions pour parler à l’époque de Appolo, de Armstrong, et de la première greffe de cœur réalisée en 1968 en Afrique du Sud. On était quand même à la page… ’’ Les années à venir allaient être encore beaucoup plus fastes en œuvres et en souvenirs dans le domaine culturel pour Boukhalfa qui se remémore encore les débuts du grand Idir d’aujourd’hui. ’’ C’est dans une de nos émissions avec Amchoum Agi qu’il a chanté pour la première fois le titre ’’Ourezrigh andan idekigh…’’ que lui avait écrit Ben Mohammed. Ce jour-là, Idir avait chanté ’’A vava Inouva’’, ’’Arssed Ayidhass’’, avant de regarder Ben Mohammed qui était à côté pour lui demander s’il pouvait foncer…On avait aussi eu par la suite Mouloud Mammeri. Comme je garde encore un souvenir vivant des belles séries d’émissions qu’on avait partagées avec Aït Menguelet. Une première fois en 1982, puis on a remis ça 10 ans après, en 1992. C’est un peu avant que tu nous aies rejoint pour faire ’’Ayen Ilane thasilt Athid issali oughendja” Aka A yamravadh ?’’ Cherchait-il confirmation auprès de Himeur ?Jeudi dernier, le vieux ne pouvait pas tout dire. Et pourtant, il a tant à révéler. Et il se plaisait à revisiter l’histoire, la sienne. Mais on sentait tout de même un petit mal chez lui. Celui de conjuguer ’’Variations nocturnes’’ au passé, de dire les premières émissions politiques de la radio kabyle qu’il a eues à lancer un certain 4 octobre 1989 au passé… Bref, il a mal de l’inconfort de tout dire au passé. C’est à peine qu’il se soulage de sa retraite au présent. Il devait arrêter le 1er février 2003 avant que la direction ne lui prolonge son bail pour neuf mois encore. Depuis janvier dernier il s’accroche comme vacataire au métier qu’il aime, et qu’il sait faire le mieux pour digérer sa fin avec la radio en beauté. Il garde toujours ses deux dernières émissions ’’ Mémoires,’’ et ’’A votre service’’ dont il a toujours rêvé. La première a été lancée le 4 février 2004 et la seconde 4 juillet de la même année. Il compte les stopper prochainement. ’’ Peut-être que je reviendrais, mais pour le moment je dois marquer une pause, ’’ dira Boukhalfa en fixant ’’ Amravadh ’’d’un regard attendrissant. Il a sans doute beaucoup de complicité, d’amitié, de fraternité avec lui. Mais, visiblement, pas au point de lui accorder ce titre de noblesse de…’’ Zizi.’’ Boukhalfa est aujourd’hui père de cinq enfants, et grand-père de quatre petits autres…

D. C.

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