«La citoyenneté est la reconnaissance de la diversité linguistique»

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La Dépêche de Kabylie : Selon vous, y a-t-il un lien entre la nécessité de sauvegarde des langues en compétition et le processus de construction de la citoyenneté ?

A. Aït Athmane : Les premiers discours hégémoniques ont été fabriqués dans des langues et ont justifié cette hégémonie à partir de langues particulières. Les Grecs ne furent-ils pas les premiers à traiter tous ceux qui ne parlent grec de barbares ? Plus tard, les religions fondées sur leur désir d’homogénéisation ont condamné le pluralisme linguistique au nom de l’incompréhension et au nom de l’effondrement du monde dans le cadre des traditions judéo-chrétiennes (la tour de Babel…) et au nom de l’inimitabilité de la langue arabe dans le cadre de la religion islamique. Ces idéologies de la supériorité s’appuient sur un centrisme uni-linguistique et ont pour cheval de bataille les langues. Plus tard, le multilinguisme sociétal a été parfois combattu dans le sang dans le processus de construction des états-nations modernes, dont la conséquence a été essentiellement la propulsion d’une langue particulière au rang de langue nationale et officielle par un hégémonisme politique. Ce volontarisme politique a entraîné un processus de minoration exacerbée sur le plan politique, économique et idéologique, ce qui a poussé les locuteurs à l’abandon de leurs langues respectives. Abandon qui s’est irrévocablement traduit par la mort des langues, étant donné qu’une langue se vit dans une quotidienneté «usagielle». En effet, c’est la parole échangée à l’intérieur de la même langue et avec d’autres langues qui fait vivre ladite langue et lui donne une durabilité.

Outre ce mouvement de minoration exacerbé sur les plans politique, économique et idéologique, quels sont, à votre avis, les autres facteurs qui ont un impact direct sur le processus de la formation de la citoyenneté ?

Actuellement, ce processus de mort programmé a été accéléré par le train à grande vitesse que l’on nomme communément la mondialisation et dont la marche a broyé et broie encore des milliers de langues et cultures. Cette marche va entraîner, sur le long terme, une uniformité spectrale. Spectrale est un peu léger étant donné qu’une langue va emporter dans son sillage des visions du monde différentes, des valeurs et des cultures millénaires dont les langues sont l’unique dépositaire et les témoins vivants. De ce fait, cela va handicaper, pour ne pas dire fracturer à jamais la mise en place d’une citoyenneté au niveau local, national et mondial. Les questions que nous nous posons d’ailleurs sont les suivantes : Pourquoi un tel acharnement sur l’objet langue ? Pourquoi les langues sont-elles si importantes pour la mise en place d’une citoyenneté et l’installation d’une tolérance linguistico-culturelle ? Comment allons-nous ou pouvons-nous sauvegarder les multilinguismes sociétaux ? Les premiers travaux des grammairiens et même des linguistes structuralistes n’ont pas apporté assez d’éclairage sur l’importance des langues comme phénomènes socioculturels. Ces travaux se sont focalisés davantage sur la codification et le fonctionnement interne des langues dans une extériorité sociétale figée. Il faut attendre les travaux de l’anthropologie linguistique. Nous savons désormais qu’une langue participe à la définition de l’être dans tout ce qu’il le constitue, qu’elle est l’élément le plus important des actes culturels. Expliqué ainsi, nous pouvons très vite comprendre les enjeux qui s’enroulent autour d’elles et cette hypertrophie idéologique qui vante les mérites illusoires du monolinguisme sur le triple plan politique (cohésion nationale), économique (le coût fictif du multilinguisme) et idéologique (trouble identitaire et problèmes cognitifs des enfants bi-plurilingues). Il convient, donc, de savoir que les langues sont les premiers facteurs du rapprochement/éloignement, du repli/ouverture, de l’appartenance/exclusion entre les individus, puisqu’elles fonctionnent dans un double rapport d’identification/catégorisation. Ceci s’explique par le fait que la langue est un élément central dans la construction des identités. C’est par une langue que nous apprenons à nommer et à nous nommer, à découvrir et à nous découvrir. C’est par la langue que nous marquons de manière efficace notre rapport au monde. Grosso modo, c’est cela qui explique la peur de l’autre puisqu’il est considéré comme porteur de la désintégration du même.

Peut-on parler de l’identité au singulier à l’ère de la mondialisation ?

L’identité n’est pas une entité monolithique fonctionnant en vase clos. Au contraire, il s’agit d’un concept dynamique et perméable aux influences extérieures. Ces influences forment par la suite des appartenances qui ne sont nullement compartimentées, mais qui s’influencent mutuellement formant ainsi l’identité du sujet et fondant son unicité. De plus, elle ne peut fonctionner dans un aspect réductionniste. Autrement dit, l’enferment sur une seule appartenance comme la seule vraie, comme c’est le cas des appartenances religieuses constituent la première voie du rejet de l’autre. Enfin, le processusd’identification se construit dans un vis-à-vis. Autrement dit, on se définit dans le regard de l’autre et notre mêmeté est d’autant plus accentuée ou affirmée que dans une ipséité. Par voie de conséquence, les identités sont plurielles surtout à l’air de la mondialisation par les phénomènes de structuration/restructuration continuelles. Ceci est de même pour les langues qui sont des objets hétéro-structurants et hétéro-existentiels. Les phénomènes d’alternances codiques, d’emprunts, en somme toutes les formes de xénités linguistiques sont autant de richesses pour une langue. Nous pouvons donner autant d’exemples que nous pouvons, pour illustrer nos propos mais l’exemple du français est assez significatif à cet égard. De ce fait, les langues doivent vivre dans une biodiversité alter-relationnelle et altermondialiste. Cependant, la citoyenneté se vit dans les processus intégratifs et dans le respect des appartenances de tout un chacun. Et toute intégration ne peut être réalisée ou réalisable que dans l’acceptation mutuelle de soi et de l’autre. Il s’agit d’un idéal encore irréalisé, mais non point irréalisable. Dans les pays fortement industrialisées et qui encouragent fortement l’immigration, il existe une croyance que la citoyenneté se réalise plus rapidement dans une intégration socioéconomique des sujets et dans la facilitation dans les processus de mobilité. Mais nous pouvons dire qu’elles sont insuffisantes puisque une insertion socioéconomique rapide et efficiente exige le passage par l’élément langue. En effet, elle ne peut être possible sans la connaissance/reconnaissance de la diversité linguistique dans un double processus d’identité/altérité. Le multilinguisme/multiculturalisme permet de faire effondrer la citadelle de l’uniformité incarné par la pensée unique et creuser un sillon dans les murailles étanches de l’enferment sur soi, pour ouvrir la voie à une citoyenneté permanente et non simulée.

La mise d’une langue en contact avec celle de l’autre n’implique-t-elle pas la compréhension réciproque de soi et de l’autre ?

Les langues, outre la possibilité d’offrir un accès vers l’autre, offrent également un accès vers soi. Nous ne pouvons exprimer notre sensibilité et nous ne pouvons comprendre l’autre de manière profonde qu’en ayant sa langue et la nôtre en contact. Notre capacité à nous raconter, notre façon de nous découvrir passent par les interactions linguistiques multiples. Ces interactions socio-langagières permettent une mutuelle compréhension de soi et de l’autre. De plus, elles permettent l’éloignement des visions phono-centriques et socio-centriques et surtout des prétentions de catégorisation. En effet, la relativisation des points de vue à travers les rencontres inter-linguistiquespermet de désenclaver les appartenances dans un espace synergétique et d’opérer un passage de l’alter (éloignement) vers l’autrui (rapprochement) dans tous les espaces de rencontres altéritaires. Enfin, et c’est dans le même ordre d’idées, ces mises en contact des individus à travers les langues permet l’installation d’un espace polycentrique créateur, qui est l’espace même de la citoyenneté, la réalisation du vivre ensemble et la définition d’objectifs communs. L’étiolement linguistico-culturel, novateur et créateur des sociétés, les conflits qui s’y accompagnent et qui débutent le plus souvent par des rejets verbaux se constituent dans les espaces communautaristes. Nous pouvons toujours illustrer nos propos par l’exemple de la France. Ce qui a fait et ce qui fait le rayonnement culturel de la France et la richesse de sa langue, ce n’est pas seulement la multiplicité des visages, mais c’est la capacité que nous avons donnée auxdits visages d’exprimer leurs différences même en français. Ainsi, la France plurielle ne s’est pas faite uniquement grâce à la richesse proverbiale d’un Victor Hugo ou grâce à la puissance du verbe d’un Jean-Paul Sartre. Que serait la France sans un Aimé Césaire qui a permis l’abolition du racisme et la réhabilitation des Noirs, trop longtemps marginalisés et persécutés ? Que serait la France sans un Amin Maalouf qui a donné les pistes d’un vivre-ensemble à travers des figures historiques, peintes avec virtuosité dans les couleurs de la modernité comme c’est le cas de Khayyam dans Samarcande ou Hassan al-Wazzan dans Léon l’Africain ? Que serait la France sans une Assia Djebbar qui a emporté toute l’Algérie dans ses romans vers la France ? La France n’est rien d’autre que ce que la rencontre et l’expression des divergences ont fait d’elle. Les sociétés qui sont orientées vers l’avenir et qui pensent à la citoyenneté doivent reconnaître la diversité linguistique et les divers frottements qui s’y réalisent. Mais à ce stade de notre développement, comment sauvegarder le multilinguisme des politiques outrecuidantes et qui font fi du développement durable au moment où nous savons que cette diversité fluidifie les mécanismes intégratifs des individus dans les sociétés et est la première condition de réalisation de cette citoyenneté ? Pour tenter de répondre à cette question, nous allons faire appel à une myriade de solutions, mais qui nous paraissent hélas non-exhaustives ! Tout d’abord, étant entendu que le point de rencontre des langues se fait chez des individus comme le disait Weinrich, nous pouvons dire que la sauvegarde de ce multilinguisme sociétal passe par la promotion de ce plurilinguisme individuel. Il faut l’encourager chez les individus pour qu’ils s’enracinent dans les usages. Cet encouragement ne peut se faire que dans le premier espace de socialisation et sans doute le plus important qui est l’école. Il va se faire en suivant les quelques pistes suivantes : Organiser en classe des activités de mise en éveil à la pluralité linguistique et au fonctionnement du plurilinguisme ; ces activités seront ludiques et auront pour objectif la familiarisation avec la réalité plurilingue du monde et l’acceptation des différences ; intégrer dans ces activités les particularismes locaux afin d’agir sur les représentation et les attitudes défavorables vis-à-vis de ces langues considérées comme inférieures ; encourager surtout par les enseignants, les jeux de passage inter-linguistiques comme stratégie et comme meilleure façon d’apprendre une langue ; encourager la transférabilité des connaissances dans un même espace pour réduire la barrière entre les langues. Ensuite, il convient de réhabiliter les plurilinguismes sociaux étant donné leur forte présence en milieu scolaire et plus particulièrement en classe. Nous faisons bien sûr référence aux langues maternelles des Algériens et au Français qui est une composante indéniable de l’identité nationale. Il est nécessaire, par ailleurs, de ne pas creuser les différences en atténuant l’impact des dialectiques local/national ou national/universel. Ceci a pour but de détruire les barrières entre le dehors/l’extérieur et entre l’intra et l’interindividuel et va ouvrir non seulement un portail sur le prochain, mais également sur le monde. Enfin, tout aussi paradoxal que cela puisse paraître, s’appuyer sur la mondialisation pour donner la chance aux particularismes de s’imposer et de se mondialiser dans un serein voisinage.

Un mot pour conclure…

En guise de conclusion, nous pouvons dire que la citoyenneté est un aboutissement qui ne peut se faire que grâce à la reconnaissance de la diversité linguistique et des tissages langagiers qui s’y fondent. La marche du monde, les événements et même la citoyenneté commencent par des mots. Alors, il est temps de donner la chance aux langues pour un monde meilleur.

Entretien réalisé par Djemaa Timzouert

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