»L’être humain ne sera jamais parfait »

Partager

La Dépêche de Kabylie : Pourquoi avez-vous choisi de signer votre roman par un pseudonyme ? Et pourquoi Azzar ? Azzar : Je ne voulais pas que le lecteur fasse des rapprochements entre mes personnages et moi. Lorsqu’on se rappelait un auteur, vivant ou mort, j’étais sidéré par les détails qu’on donnait sur sa vie privée. Il ne manquait plus qu’à détailler le moment où lui aussi avait violé sa vierge. Ainsi la vie de l’auteur a fait de l’ombre à son œuvre. Je ne voulais pas vivre cette situation. Je pense que tout auteur qui ne parle pas de lui doit s’effacer devant son œuvre sous un pseudonyme, en refusant de se prêter à un certain jeu du public ou par n’importe quel autre moyen. Azzar est un nom sur mesure pour m’épargner ce contretemps et faire plonger le lecteur en plein dans mon roman. Avec le terrorisme, le pseudonyme s’est imposé. Azzar veut dire racine en tamazight. Du moment que j’aimais et aime mes ancêtres, la culture berbère et tout ce qui touche à cette dimension, et que mes premières idées devenues des romans étaient imprégnées de berbérité, j’ai choisi Azzar. Comme je n’ai publié que récemment, c’est-à-dire il y a juste quelques jours et que le terrorisme avait beaucoup reculé, j’ai failli ne pas signer Azzar. Ce n’était qu’aux souvenirs de toutes les raisons qui m’y ont poussé, que je suis revenu à mon idée première. Comment êtes-vous venu à l’écriture ? Pourquoi être passé à l’acte ? Personnellement, j’étais venu à l’écriture grâce à la lecture. Comme tout lecteur (passionné, régulier, inconditionnel) dès qu’on prend un livre entre les mains ou après lecture ou les deux à la fois, on a en tête l’idée d’écrire un jour un livre. Le livre a quelque chose de magique, d’envoûtant, et c’est normal qu’il suscite de l’émulation chez une intelligence. Une fois l’idée d’écrire fixée en soi, un autre processus s’enclenche : celui de refouler ou de nourrir ou de refouler tantôt et nourrir tantôt cette idée d’écrire. Il se passe que je la nourrissais plus que je ne la refoulais. Et c’était sans surprise qu’au début des années quatre-vingt-dix je me suis retrouvé en train de décrire des paysages, des situations de la vie quotidienne, d’accoucher mes idées, histoire d’affermir mon style qui était tantôt emphatique tantôt aussi sec qu’un désert, comme celui de tous les débutants. J’avais en tête la trame d’un roman. Alors je suis passé à l’acte…Pourquoi suis-je passé à l’acte ? Eh ben ! on passe à l’acte parce que l’on sent le besoin de le faire. Lorsqu’on se sent «plein», même si l’on ne possède pas un moyen d’expression, la nature se trouvera un moyen, soit-il condamnable. A votre avis, que «fera» un nuage de gaz devant une étincelle ? Généralement, le premier roman est autobiographique. Ce n’est pas le cas de Jugurtha est de retour ! Cette règle ne s’applique qu’aux écrivains. Chez les romanciers, on ne retrouve jamais, pas même un élément autobiographique dans leurs personnages. Un romancier est toujours à l’affût d’une forme ou une esthétique nouvelle, d’une situation singulière, qui échappent au commun. Ses personnages sont construits à base d’imagination qui sied à sa nouvelle forme, donc sa nouvelle esthétique, ou à sa situation singulière, ce qui n’a aucun lien avec le moi ou la vie de l’auteur. En tant que romanciers, on peut citer Kafka, Kundera, Dostoïevski, Flaubert. Un écrivain, bien qu’il utilise le roman et sa technique, est exactement le contraire. Il aime parler de sa cause et de lui ou des deux à la fois. Il écrit parce qu’il pense qu’il a une belle voix (plume) pour chanter sa cause ou sa personne. Peut-être aussi parce qu’il n’a pas trouvé d’autres meilleurs moyens que la plume. On peut citer Sartre, Gide, Feraoun, Mammeri, Djaout. Pour revenir à la question, Jugurtha est de retour ! porte une cause et non une personne ; de plus, il est le troisième roman. Le premier a été égaré par un ami. Le second a été refusé par les éditions Seuil et Harmattan. Parlez-nous de Jugurtha est de retour !L’histoire de ce roman n’était pas ce qu’elle est maintenant. J’ai voulu écrire un voyage dans le passé, en l’occurrence le personnage se rendrait dans le passé pour sauver de la trahison l’illustre et légendaire Jugurtha… Il me fallait connaître dans le détail les paysages, les habits et les événements de l’époque romaine. Je devais aussi connaître beaucoup de détails sur Jugurtha. Si le premier problème avait trouvé solution dans Salammbô, de Flaubert, que j’ai à la maison, sur Jugurtha je n’ai rien trouvé, mis à part les informations du dictionnaire. J’ai cherché vainement La guerre de Jugurtha, de Salluste, et L’éternel Jugurtha, de Jean Amrouche. J’ai dû abandonner l’idée du voyage dans le passé. J’ai fait venir Jugurtha, mais un Jugurtha militant, politique et guerrier au besoin. Là aussi j’ai fait chou blanc : avec l’incrédulité qui y règne, on se demanderait comment Jugurtha réussirait-il à convaincre pacifiquement les siens à se battre avec lui. On le prendrait pour un fou ou on l’assassinerait. Et lui ne tarderait pas à revenir à la méthode forte qui a toujours donné ses fruits et donne ses fruits… Alors pourquoi perdre mon temps à faire saliver pour rien un roi-guerrier qui ne demandait que l’action, que démangeait l’action ? En réalité, je voulais écrire un roman ordinaire, dit classique, avec le style direct qui m’a influencé à travers les classiques français. J’ai dû revenir à la réalité : il fallait simplement un roman d’action écrit dans le style direct où l’abus du dialogue domine, le style à la portée de beaucoup de «petits» lecteurs. Jugurtha est de retour ! est un roman qui porte un combat plusieurs fois millénaire, qui a connu les pires trahisons, qui a versé inutilement des flots de sang de ses meilleurs fils, la cause berbère, la démocratie, l’Etat de droit ou la justice sous toutes ses formes. Jugurtha est de retour ! porte le rêve de tout un peuple, un peuple trahi dans ses aspirations, bafoué dans sa dignité, dénié dans son identité. Jugurtha est de retour ! est un roman où toutes les phobies et les angoisses du Berbère ont trouvé sublimation, où tous les espoirs s’y étaient réalisés, où il y était simplement permis de rêver. Jugurtha est de retour ! est un roman qui remet les pendules à l’heure en réalisant la marche de l’histoire… A. M. : Pourquoi avoir édité à compte d’auteur ?Dans le pays de l’inculture, où le roman en particulier et la culture en général sont remplacés par des pâtisseries, des pizzerias et des mobiles sans ligne, il n’existe pas d’édition de droits d’auteur pour un nouveau ; encore, pour un auteur bien connu, il faudrait que son roman se vende comme des baguettes de pain ou qu’il ait fait ses preuves en France ou ailleurs. Tout est à compte d’auteur. Je n’ai pas consulté les «grandes» maisons d’édition sises à Alger, parce qu’il paraît que l’auteur devrait patienter après l’accord des mois et des mois pour voir son œuvre sur les étals, cela à cause des piles d’œuvres dont on donnait l’accord, sans compter les piles qui atterrissent au service lecture. Je suis nouveau dans l’écriture et mon roman sentait trop l’écriture engagée. Je serais refusé gentiment… Je n’avais pas l’intention de perdre mon temps. J’ai préféré les «petites» maisons d’édition de la Kabylie. Cette région est le bastion de la culture berbère, des rebellions de tous genres et surtout contre la nouvelle loi de l’information. Je le croyais. Sur le terrain, la réalité est tout autre. L’argent et la nouvelle loi sur l’information priment sur tout. Le premier éditeur m’a donné rendez-vous pour lui remettre le manuscrit. Non seulement il ne l’a même pas ouvert, mais il m’a proposé de me l’éditer à compte d’auteur ; ainsi, il prendrait une marge bénéficiaire sur une édition à compte d’auteur. Ce qui s’appelle une édition arnaque. Le second éditeur a refusé de m’éditer parce que pour lui le texte était politique. Lui aussi m’a proposé de m’éditer à compte d’auteur. Je l’ai ignoré. Le troisième éditeur a prétexté qu’il voudrait m’éditer à condition de patienter longtemps et indéfiniment, arguant qu’il devait éditer beaucoup de livres et récupérer d’abord l’argent injecté dans les livres édités. Le quatrième m’a répondu qu’il ne faisait plus le roman. Le cinquième aussi… Pourtant les deux qui ont lu le roman ont reconnu que l’idée était très originale, le roman écrit. J’ai baissé les bras. C’est Aomar Mohellebi, (donc vous), qui m’a mis sur l’édition à compte d’auteur, une expérience qu’il a vécu, en «quémandant» l’argent nécessaire. Comme il n’existe pas de mécénat au pays de l’inculture et que moi je refuse de mendier une main qui ne le mérite pas, qui risque de me blesser, j’ai préféré un prêt. Une fois de plus je me suis trompé. Pendant des nuits, des mois et des mois, je souffrais les veilles, des cauchemars, des états seconds, des éclats de colère suite à la fragilité des veilles, pour écrire mes romans. Au lieu de me délecter à les voir sur les étals, je me suis ajouté les inquiétudes d’un prêt moi qui n’ai jamais connu cela, j’ai moi-même distribué le roman aux distributeurs et en petite quantité. Combien de fois ai-je failli appeler l’imprimeur pour lui dire d’arrêter ! Et une fois de plus, dans ce climat de tension permanente, plusieurs fautes se sont malencontreusement glissées dans le roman, qui m’ont totalement contrarié et ont ajouté au comble de la situation… Je profite de l’occasion pour m’en excuser. Ainsi, c’est un miracle que Jugurtha est de retour ! soit publié. Toutefois, par ces fautes, je tiens à dénoncer vigoureusement l’état de déliquescence dans lequel on a mis le roman en particulier et la culture en général, je tiens à dénoncer vigoureusement les assassins du livre et de la culture, où qu’ils soient, soient-ils des prophètes. Quels sont les écrivains qui vous ont marqué le plus ? Pourquoi ? Pour être marqué par un écrivain il faut lire toutes ses œuvres et les percer. A ce jour je n’ai pas encore lu toutes les œuvres de Feraoun, celles de Mammeri ou celles de Djaout, des écrivains du voisinage. Je ne me rappelle pas avoir lu toutes les œuvres d’un quelconque autre auteur. Je n’ai lu aucune œuvre de Dib, j’ai cherché vainement des œuvres de Kafka, de Kundera, de Hasek (Le soldat Chveïk), de Faulkner, de Sterne, etc. Les assassins de la culture et du livre n’ont jamais subventionné ce secteur et ont tout fait pour que le livre coûte les yeux de la tête, que le roman le moins cher coûte trois cents dinars, écrit dans du papier aveuglant et attaché par une reliure qui éclate dès la première ou la seconde lecture ; deux milles dinars pour un dictionnaire ou un roman d’un auteur connu ! Peut-être fallait-il dire quelle œuvre m’a marqué le plus. Une seule œuvre ne marque pas car l’auteur ne pouvait dire tout en une seule œuvre. Mais, certaines ne laissent pas indifférent, longtemps après leur lecture. Toutefois, bien que je n’aie pas lu toutes ses œuvres, j’ai une préférence pour Gide. Gide était le premier écrivain qui m’a fait connaître l’être humain dans toute sa nudité, avec ses qualités et ses bassesses, que cet être ne sera jamais parfait, ni saint. Il mélangeait savamment le sucre et le sel, parfois le miel et les cacas, pour dire ce qu’est l’être humain, et au lecteur de les séparer. Il donnait envie de vomir sur les actes de cet être humain qui, certes, peut se prétendre à quelque sainteté mais aussi à des morbidités. D’où le «gidisme» qui a explosé dans son roman La symphonie pastorale, par ailleurs écrit dans un très beau style. Gide parlait de lui et de sa famille en toute franchise. Je crois que le jour où nous apprendrons, nous Berbères, à parler de nous et de notre milieu environnant à la manière de Gide, notre société avancera d’un grand pas. Que représente, pour vous, l’écriture ? Beaucoup d’auteurs ont reconnu qu’ils écrivaient pour de l’argent, les auteurs parlaient de dilettantisme, de thérapie, etc. Pour moi c’est un peu tout cela mais sans excès. Je ne me rappelle plus la personne qui a dit que là où il y a refoulement, il y a matière à écrire. Comme la plupart des miens, je suis bourré – le terme est un peu exagéré – de refoulements et de frustrations. Alors, quand j’ai de l’inspiration, j’accouche sur le papier mes idées. Mais après tant d’années d’affinité avec l’écriture, toutes ces veilles, ces souffrances et ces plaisirs, je n’arrive pas à imaginer me passer de l’écriture. Je tiens encore et toujours à excuser les fautes qui se sont glissées dans le roman. Cependant, ce n’est pas le dernier mot ni d’ailleurs le plus important. Le plus important, l’urgent comme vous l’avez dit dans notre conversation, est que les écrivains, les poètes et les intellectuels de Tizi Ouzou créent au plus vite leur association. Je suis certain que le seul Tizi Ouzou compte plus d’un millier de dilettantes et plusieurs milliers de manuscrits qui sommeillent dans les armoires, avec de la poussière dessus, faute de moyens. Cette association est plus que nécessaire, serait-ce discuter entre concernés. C’est honteux que des écrivains soient comme des cordonniers sans chaussures, que la Kabylie qui a donné au pays la matière grise, beaucoup de ses meilleurs auteurs et en plus grand nombre, vive cette situation. Je suis pessimiste à ce sujet mais je vois une lueur : Aomar, vous avez dit que vous avez en tête l’idée de lancer cette association. Je signe vos paroles.

Entretien réalisé par Aomar Mohellebi

Partager