L’angoisse démultipliée de l’absurde

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Né en 1924 à Prague, Frantz Kafka est issu de la bourgeoisie commerçante juive germanisée, vivant au sein d’une population tchèque sous la domination de l’Empire austro-hongrois. Il fut marqué par ce triple héritage culturel. Bien qu’il s’élevât contre la rigidité de certaines traditions juives, il se délectera de la littérature yiddish (germano-hébraïque), de la Bible et des textes religieux hassidiques. Il se montrera aussi intéressé par le mouvement sioniste qui a commencé à prendre de l’ampleur à la fin du 19e siècle par l’installation des premières colonies juives en Palestine. De l’héritage de l’Europe moderne, il a apprécié les auteurs russes comme Dostoïevski et les mouvements socialistes et anarchistes et il a profondément plongé dans la culture et la littérature germaniques. « Enrichissante, cette situation fut aussi pour Kafka profondément troublante : elle rendit plus aigu le sentiment de sa différence et presque impossible une véritable intégration dans un des milieux praguois. Mais l’existence de Kafka était menacée par une insécurité plus originelle et plus profonde qui pesa sur lui depuis son enfance. Toute sa vie, en effet, fut dominée par le conflit qui l’opposa à son père, comme en témoigne ‘’La Lettre au père’’ écrite en 1919 mais jamais envoyée. Réaliste, incarnant ‘’la force, la santé, l’appétit, le contentement de soi, le sentiment d’être supérieur au monde’’, cet homme ne pouvait ni comprendre ni approuver le tempérament inquiet, vulnérable, épris de justice de son fils, moins encore son génie littéraire « , écrit de lui Anne-Françoise Nessman.

‘’Lettre au père’’ et jeunesse troubleVéritable document biographique et synthèse des réflexions de Kafka sur le sujet de l’éducation, ‘’La Lettre au père’’ nous en apprend sur le personnage autant, sinon mieux que les écrits de pure fiction de l’auteur lui-même. La lettre fut écrite en 1919, c’est-à-dire à l’âge de trente-six ans, ce qui montre l’importance du message qu’il a bien voulu faire passer et des répercussions profondes de la relation problématique qu’il avait entretenue avec son père : ‘’Tu as pris à mes yeux ce caractère énigmatique qu’ont les tyrans dont le droit ne se fonde pas sur la réflexion, mais sur leur propre personne (…)Tu ne peux traiter un enfant que selon ta nature, c’est-à-dire en recourant à la force, au bruit, à la colère (…) Par ta faute, j’ai perdu toute confiance en moi, j’avais gagné en échange un infini sentiment de culpabilité’’. Privé de tout appui, de tout conseil réel, frustré de sa singularité, Kafka garda toujours le sentiment d’avoir été élevé dans la plus totale méfiance à l’égard de lui-même, dans une culpabilité permanente qui menaçait jusqu’à sa liberté intérieure. Cet être de faible constitution physique et psychique, sujet aux maux de tête et aux insomnies bien avant d’être atteint de tuberculose, cet être qui ne put s’affranchir totalement de la tutelle et de l’image paternelle tenta désespérément de lutter contre tout ce qui pouvait le dominer, l’asservir, mais ce fut au prix d’une solitude de plus en plus complète, d’une rupture toujours plus grande entre son moi intime, sa vie intérieure et le monde indéchiffrable, hostile, les autres. Entré à six ans à l’école primaire allemande, Kafka en sort à seize ans pour faire ses humanités classiques dans un lycée allemand. Dans cet univers studieux où sont enseignés le grec, le latin et la littérature allemande, le jeune Kafka se sent quelque part à l’étroit par rapport à son tempérament et à ses ambitions. La rencontre avec son camarade Oscar Pollak sera d’un grand intérêt pour lui puisqu’elle lui permettra de s’extérioriser quelque peu, lui le garçon timide et effacé. C’est vers 1897/98 que Kafka commence à écrire. Ses premiers manuscrits furent détruits. Son ‘’Journal’’ signale l’état d’esprit dans lequel il composait ses premiers essais.Au cours des dernières années du lycée, il a essayé de se débarrasser du mythe du judaïsme par lequel il fut élevé. Il se fait d’autres guides spirituels en lisant par exemple Darwin et en s’attachant à certains idéaux socialistes.Il s’inscrit pour…15 jours en spécialité Chimie pour se consacrer au droit. Au bout d’un semestre, il optera pour la littérature allemande dont le module était assuré par le professeur Auguste Sauer. Déçu par cette branche, il retournera, sans grand enthousiasme, au droit d’une façon définitive après s’être inscrit sans suite à l’université de Munich. A l’université de Prague, Kafka fréquente les théâtres, suit des conférences, participe aux activités de divers cercles, notamment le ‘’Cercle du Louvre’’. Là, il prend part aux discussions philosophiques avec les disciples de Brentano dont l’influence sur sa pensées est certaine. Il fréquentait assidûment le ‘’Cercle culturel des étudiants allemands’’ où il fera une connaissance dont la fidélité demeurera jusqu’à la mort et même au-delà, puisque Max Brod- après avoir encouragé son ami, chez qui il découvre génie et talent, à continuer d’écrire et à conserver ses écrits- publiera après la mort de Kafka les derniers romans de celui-ci à titre posthume : ‘’L’Amérique’’, ‘’Le Procès’’ et ‘’Le Château’’, trois œuvres adaptées plus tard à la scène et au théâtre.Malheureusement, les écrits de jeunesse de Kafka- ceux qu’il réalisa pendant ses années de lycée- ne sont pas conservés. C’est lui-même qui les a détruits.En 1906, alors qu’il avait vingt-trois ans, il obtint son doctorat en droit.

La passion des lettresAprès avoir travaillé comme rédacteur, pendant quelques mois, chez son oncle Richard Lowy, avocat, il accomplit un stage obligatoire pendant un an auprès des tribunaux civils et correctionnels. Les premiers écrits de Kafka qui ont pu être conservés seraient rédigés pendant cette période : ‘’Description d’un combat’’ et ‘’Préparatifs de noce à la campagnes’’. Il a formé le projet de voyager en Amérique pour trouver un métier qui lui convienne, c’est-à-dire qui lui laisse du temps pour l’écriture loin de Prague. Il se résout, pour vivre, à rejoindre les Assurances Générales à Prague. Son emploi du temps est trop chargé pour qu’il puisse s’adonner à sa passion, la littérature. Il changera de compagnie pour atterrir dans une boîte semi-publique, ‘’Assurance ouvrière contre les accidents de travail’’, où il travaillera de huit heures à quatorze heures, ce qui lui laisse quelque marge pour la rédaction de ses manuscrits. Ayant accédé à un poste de responsabilité dans cette compagnie, il se fera beaucoup de connaissances et il s’emploiera à étudier les cas des ouvriers accidentés pour les intégrer dans son univers romanesque à l’exemple de ‘’L’Amérique’’. L’organisation de l’administration et les réflexes bureaucratiques sous lesquels il a eu à souffrir trouveront leur place dans ‘’Le Château’’. Surmené par le travail de bureau auquel il ajoute des nuits blanches consacrées à l’écriture, il se révolte contre ce rythme oppressant. Seuls sa relation avec son directeur, Isak Lowy, la fréquentation des milieux littéraires praguois et la découverte de la littérature yiddish, qui le replonge dans ses premières racines, ont pu le soulager et lui faire supporter le poids d’un machinal et froid fonctionnariat. »Le temps du bureau ne se laisse pas partager ; le poids de ces huit heures, on le sent encore autant à la dernière demi-heure qu’à la première. Mon bonheur, mes capacités et toutes mes possibilités d’être utile à quelque chose résident depuis toujours dans la littérature (…) Je suis complètement surmené. Pas par le bureau, mais par mon travail d’un autre ordre. Le bureau a, envers moi, les exigences les plus claires et les plus fondées. Simplement, c’est là pour moi une existence double et terrible à laquelle il n’y a probablement pas d’autre issue que la folie’’ (in ‘’Le Journal’’).A partir de 1912, Kafka s’enferme dans un isolement qui le coupe du reste du monde, dans une ‘’pétrification intérieure qui le conduira même à imaginer des tentations suicidaires (comme dans ‘’Le Journal’’ où il parle souvent de vouloir sauter par la fenêtre). L’isolement auquel il s’est astreint semble être propice à l’activité littéraire. Il s’emploiera à partir de 1912 à rédiger ‘’Le Disparu’’ dont la version finale donnera ‘’L’Amérique‘’ et ‘’La Métamorphose’’, et ensuite ‘’Le Verdict’’ qu’il achèvera en une nuit.Bien que l’écriture lui ait procuré une satisfaction certaine, Kafka demeurait rongé par le doute et l’angoisse. Sans doute que la littérature y fût pour quelque chose. Il pense que cette activité l’isole davantage de la vie normale et en pleine conscience de sa condition en le faisant plonger dans l’absurde. Même la tentative de mariage qu’il fit se solda par un échec. Malgré les explications qu’il a essayé de donner de cet échec, les analystes voient que le plus grand obstacle à une vie conjugale durable de Kafka c’est Kafka lui-même. Catherine Macé écrit à ce propos dans ‘’Analyses et réflexions sur Kafka’’ (éditions Ellipses-1984) : « Il croit que le mariage s’oppose à sa recherche de pureté absolue et à la conduite ascétique qu’il s’est désormais assignée (il ne boit pas, ne fume pas, dort dans une chambre glacée, est végétarien…). D’autre part, il considère l’acte de chair comme étant propre à détourner l’homme de son chemin (…) En somme, ce qu’il aimerait trouver dans le mariage, c’est une présence et une affection sans les contraintes matérielles de toutes sortes qui lui sont inhérentes…une vie ascétique à deux ! »Kafka finira par l’avouer dans son ‘’Journal’’ (page 336) : « Je n’ai pas pu me marier…Tout en moi s’est révolté contre le mariage…C’est principalement le désir de préserver mon travail littéraire qui m’en a empêché, car je croyais ce travail menacé par le mariage ».En 1917, est diagnostiquée chez lui la maladie de la tuberculose. Il quitte alors la ville de Prague et abandonne son père, sa fiancée, son bureau et se réfugie chez sa sœur Ottla à Zürau, dans une ferme. Pendant les dernières années de sa vie, Kafka rencontre Milena Jesenska Polak, une jeune femme tchèque qui lui a demandé de traduire certaines de ses œuvres. Lui, condamné par sa maladie qui a évolué en une laryngite tuberculeuse, elle, femme mariée, les blessures et la déception furent leur lot tous les deux. Il lui confie son ‘’Journal’’ en 1921 et écrit ‘’Le Château’’, ‘’Un Champion de jeûne” et entreprit des ébauches de nouvelles. Il meurt le 9 juin 1924 au sanatorium de Kierling près de Vienne et est inhumé le 11 juin à Prague dans le vieux cimetière juif de la ville.

Amar Naït Messaoud

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