La tragédie algérienne en kabyle

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Il est probable que ce que le lectorat kabylophone attendait depuis longtemps des auteurs écrivant en kabyle est en train de se réaliser sous nos yeux sans tambour ni trompette, dans la plus grande sérénité, en dégageant peu à peu le style usité jusque-là du mimétisme désuet et des ornières des sentiers battus. C’est, en tout cas, le sentiment réel qui se dégage de la lecture du dernier roman que vient de publier Tahar Ould Amar aux éditions Azur de Béjaïa sous le titre ‘’Bururu, Ur teqqim ur tengir’’. Il faut dire que jusqu’à présent l’écriture en tamazight est dominée par la poésie. Cette ‘’hégémonie’’ s’explique en grande partie par la présence d’une tradition orale très riche en la matière et qui permet un prolongement presque naturel par le support de l’écrit. Depuis les grands travaux de recherche entrepris par Boulifa, Feraoun et Mammeri sur la poésie kabyle du 18e et du 19e siècles, des dizaines de recueils du cru ont vu le jour, en plus du domaine de la chanson qui perpétue une vieille tradition d’aèdes et de bardes.Quant à la prose écrite en kabyle, notre société n’a hérité véritablement que des ‘’Cahiers de Bélaïd’’ écrits par Bélaïd Aït Ali au milieu du 20e siècle. Les autres textes sont généralement des brochures ou des études réalisées par les Pères Blancs dans le cadre des ‘’Fichiers berbères’’ de Fort-National. Au lendemain du Printemps berbère de 1980, même s’il s’agissait d’activer dans la clandestinité et sans possibilité de se faire éditer en dehors des milieux de l’émigration en France, des tentatives réussies ont eu lieu en matière d’écriture de la prose. Les exemples les plus connus sont ‘’Faffa’’ de Rachid Alliche et ‘’Askuti’’ de Saïd Sadi. Par la suite, et au vu des nouvelles conditions créées par l’avancée de la revendication berbère, des dizaines de livres ont vu le jour dans cette langue. En matière de prose et de style narratif, le kabyle n’a pas beaucoup évolué ; du moins, il n’a pas fait le saut qualitatif qui doit le faire passer du statut de langue parlée à celui de langue écrite. Le volume réduit des écrits et la non utilisation par l’école- du moins jusqu’à un passé récent- de cette langue dans ses manifestations et exercices pédagogiques les plus courants n’ont pas permis l’ ‘’installation’’ d’un style de narration, de dialogue, ni même d’un lexique qui puissent asseoir les règles générales d’écriture admises de tout les acteurs. C’est pourquoi, certains textes de prose ou certaines traduction de romans à partir des autres langues en kabyle échappent rarement à des mimétismes de style, qui rendent le texte quelque peu étranger à la logique structural du kabyle, et à la tendance à un excès de néologismes qui, non seulement rend le texte difficile d’accès mais lui enlève aussi la ‘’magie’’ de la création qui ne peut réellement se faire qu’avec les mots et les sonorités qui nous habitent depuis la tendre enfance.Sur ce plan, le texte que Tahar Ould Amar propose au lecteur est dépouillé de toutes ces lourdeurs. En matière de néologisme, l’auteur s’est contenté de six ou sept substantifs ou adverbes qui ne font aucunement entorse à l’harmonie esthétique de l’ensemble. C’est une prose écrite avec la langue de tous les jours, ‘’taqbaylit timserrehet’’ comme aime à l’appeler Tahar. « J’ai eu même à faire un petit test sur la compréhension et la logique du texte en me mettant à lire à ma mère certains paragraphes ou phrases. Lorsque je sens qu’elle ne comprend pas, j’en déduis que la structure ou la syntaxe de la phrase est à côté », nous dit Tahar. N’ayant pas été formée dans une autre langue, une vieille kabyle n’a de logique linguistique que celle de sa langue maternelle. Car, le risque de transposer dans l’écrit en kabyle des formes et des tournures empruntées aux autres langues est bien réel. Ce n’est évidemment pas un travers en soi. L’évolution de la langue, à partir d’une pratique étendue et réalisée sur les supports modernes du savoir et de la culture, peut bien entraîner l’adoption et l’assimilation de certaines formes ou structures étrangères. Mais dans l’état actuel de la création littéraire en kabyle, le lecteur est d’abord sensible à la langue et au style qui font sa quotidienneté. Sur le plan de la thématique abordé, le lecteur est également intéressé par ce qui se passe autour de lui, une actualité faite de problèmes, d’angoisses, de luttes et d’espoirs. Pourquoi confiner l’écriture en kabyle dans l’exaltation du passé et la glorification du patrimoine ? N’est-ce- pas-là une belle façon de réduire ses horizons et d’en faire une simple ‘’relique ethnographique’’ qui n’intéressera que les épris d’exotisme de pacotille ? C’est le massage contraire que nous envoie Tahar Ould Amar à travers ‘’Bururu’’. En abordant un chapitre douloureux du passé récent du pays, et où la Kabylie est située dans un lointain arrière-plan, l’auteur de ‘’Bururu’’ nous démontre que la langue kabyle, et par conséquent le roman écrit dans cette langue, peut- et doit- exprimer les actes de la vie quotidienne. Aucune situation, et a fortiori celle qui met en évidence la condition humaine, ne doit lui être étrangère.

Déréliction humaine et triomphe de la vieLà où le lecteur s’attendrait- avec un certain esprit de légitime curiosité- à un exercice sur la langue pour savoir comment le nouvel ouvrage prend en charge toutes les questions liées à l’expression et au style, il se retrouvera complètement happé par le rythme du texte, le déluge d’images, l’agencement des séquences, le sens du détail et l’atmosphère des sensations et des émotions. On finit par oublier que le texte est écrit dans une langue ‘’nouvelle’’ qui aurait pu poser des problèmes ou, du moins, qui aurait pu malmener alourdir la cohérence de la lecture par les ‘’petites ‘’ questions. Rien de tout cela avec ‘’Bururu’’, et cela grâce aux deux atouts majeurs que l’auteur a pu faire jouer ici : un choix judicieux de la langue de narration et le fait qu’il a abordé un thème jusqu’ici à peine défloré par la littérature algérienne, la décennie sanglante du terrorisme islamiste. Ce sujet, Tahar Ould Amar l’a abordé avec le courage et l’ardeur que réclame toute situation originale, celle d’un terrain encore en friche. Souvenons-nous qu’à la fin de la guerre de Libération nationale, un seul roman a pu émerger de la masse d’écrits portant sur cet épisode douloureux de l’histoire d’Algérie; il s’agit de ‘’L’Opium et le bâton’’ de Mouloud Mammeri. Pour éviter de tomber dans les clichés, dans le style stéréotypé ou manichéen où il n’y aurait que les bons et les méchants, les combattants et les traîtres, la création littéraire doit les transcender pour exprimer la condition humaine dans toute son étendue et dans toutes ses nuances. Que cela soit aujourd’hui fait en kabyle, est un pas de géant pour cette littérature et cette langue. Dans le fonds, la sensibilité, l’esprit de détail et la personnalité de l’auteur ont complètement joué dans la réussite de cette entreprise, et cela abstraction faite du thème abordé et de la langue utilisée. Le personnage principal, Moh, a eu un destin chaotique, rocambolesque même, dans cette Algérie du milieu des années 1990. Sa relation avec Dounya ne pouvait pas aller plus loin, différence de statut social oblige. Sans véritables repères, il se retrouvera dans certains pays d’Europe où son parcours lui fera connaître des ‘’fous de Dieu’’, venus d’Algérie, qui essayeront de l’endoctriner et de l’acquérir à la cause islamiste. Il jouera le jeu. Le lecteur a parfois la nette impression que Moh est définitivement perdu. Il sera envoyé en Algérie pour rejoindre les ‘’frères’’ à Zbarbar. Là, il vivra des moments d’une indicible horreur avec les nouveaux troglodytes et leurs émirs. L’image de Dounya le hantera partout. Il finira par ‘’prendre option’’ pour la ‘’veuve’’ de l’émir, une certaine Dalila à qui, miraculeusement, il insufflera espoir après qu’elle fut considérée comme moins qu’un être humain. Mourad, un autre prisonnier de la logique terroriste et qui ignore ses propres origines (n’ayant pas connu qui était sa mère), fera, in fine, compagnie avec Nadia, une autre femme capturée par le groupe terroriste et qui vivait avec eux dans la grotte.En dehors de quelques épisodes trop resserrés dans le temps pour comprendre leur déroulement, Tahar Ould Amar a réussi ici à tisser sa trame dans la grande tragédie algérienne dont les conséquences et les traces ne cessent de nous hanter encore aujourd’hui. Ce n’est pas une tâche facile que de traiter cette période de l’histoire récente du pays avec détachement et recul. Le mérite de l’auteur réside aussi dans la subtilité de la description, le sens du détail et la cohérence imprimé à la narration. Jusqu’aux dernières pages, Moh traînera avec lui l’image obsédante et mythique de Dounya, le souvenir de sa demeure à la ‘’Siti’’ (deux chambres et un balcon) et l’atmosphère enivrante de cette même ‘’Siti’’. Par endroits, Ould Amar n’a pas hésité à user de son style mi-humoristique mi-ironique qu’on lui connaît dans ces articles de presse (L’Hedo n’Tmurt, La Dépêche de Kabylie et ailleurs). Mais, juste la ‘’dose’’ qu’il faut pour agrémenter le texte. A sept pages avant la fin du volume, on rencontre un brin de dialogue philosophique engagé à propos de la divinité en relation avec la présence du mal. L’on ne peut pas s’empêcher de penser au dialogue du même genre imposé par Mokrane dès les premières pages du ‘’Sommeil du juste’’ de Mammeri. Comme quoi, la société traînera indéfiniment le boulet du questionnement métaphyse y compris- et sans doute surtout- dans les moments les plus noirs de son histoire. Le texte de Tahar ould Amar est écrit dans la langue de la vérité, celle qui, dans l’oeucuménisme des angoisses à exorciser, de l’absurdité à apprivoiser et du sentiment de vie à exalter, devient intelligible à tous les hommes écrasés par un destin adverse et acculés dans leurs derniers retranchements pour enfin héler l’amour, consacrer la vie et sceller la communion. Tahar Ould Amar est originaire des Ouacifs. Il est né en 1961 à sidi Aïssa, dans la wilaya de M’sila et vit à Aïn Bessem (Bouira). Ancien professeur de français, puis de tamazight, il a exercé comme journaliste à l’Hebdo n’Tmurt et travaille actuellement à La Dépêche de Kabylie.

Amar Naït Messaoud

‘’Bururu’’,Roman de Tahar Ould AmarEditions Azur-2006

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