Les changements de sens

Partager

On peut constater, en passant d’un dialecte berbère à un autre, que les mots communs présentent les mêmes significations : ainsi, argaz signifie partout ‘’homme’’, tamett’ut ‘’femme’’, sew ‘’boire’’, id’ ‘’nuit’’, edder ‘’vivre’’, tamurt ‘’pays’’ etc. C’est la permanence berbère, le vocabulaire de base, qui en dépit des évolutions et surtout des distances énormes qui peuvent séparer les locuteurs, reste inchangé. Il est admirable de constater aussi que non seulement les sens premiers des mots mais aussi, parfois, les sens secondaires, sont les mêmes : ainsi, qqen ‘’lier’’ signifie aussi bien en kabyle qu’en touareg et en tamazight du Maroc central ‘’promettre, mettre des bijoux, interdire, rendre impuissant’’ etc. Le mot tasa désigne partout le foie mais aussi la tendresse, l’amour et en premier l’amour maternel, ul ‘’cœur’’, en revanche, est le siège, non pas de l’amour, comme en français, mais du courage, de la force. On peut continuer avec les symboles représentés par les animaux : aghyul, ‘’âne’’ et ‘’entêtement’’, azgar ‘’bœuf’’ et ‘’force’’, aydi ‘’chien’’ et ‘’personne méprisable’’, iddew/abidaw ‘’singe’’ et ‘’mauvais présage’’ etc. Ces similitudes ne peuvent être que l’indice de croyances, de systèmes de valeurs identiques, reflétés par une langue, autrefois commune.Cependant, en dépit de cette permanence, un certain nombre de mots ont changé de sens : c’est que la langue est une réalité vivante qui n’est jamais donnée une fois pour toute, avec des formes stables et immuables. Elle change en passant d’une région à une autre ; elle reflète les transformations de l’environnement ; elle répond de façon constante aux besoins de communication des usagers.

Changements externes.L’évolution de sens est particulièrement sensible dans la désignation des référents matériels (habitat, vêtements, objets…) qui peuvent changer de forme ou d’utilisation d’une région à une autre ou d’une époque à une autre sans changer de nom.. Ainsi même si le nom “porte” (en fait  » ouverture pour entrer et sortir « ) est le même dans la quasi-totalité des dialectes berbères (Maroc Central : tawwurt, Kabyle : tabburt, tawwurt ; Touareg : tahort ; Mozabite : tawurt etc.), le mot désigne différents types de portes, allant de la simple ouverture pratiquée dans la tente du nomade à la lourde pièce de bois, fixée au mur de la maison et munie de dispositifs plus ou moins compliqués pour ouvrir et fermer.Le nom de l’entonnoir dérive, dans la plupart des dialectes, d’un verbe effey « verser, répandre un liquide » : eseggefi (Touareg), inifif (Maroc central, Kabyle), anfif (Chaoui)… Dans le parler touareg du Touat (Algérie), anefif désigne d’autres objets : « pierre plate ou planchette percée d’un trou servant de porte à un réservoir d’eau » et, selon le dictionnaire du père de Foucault, : « pierre ou brique percée d’un trou dans lequel passe l’extrémité du soufflet de forge servant à le maintenir fixe ». Cependant, les différences que peuvent présenter les objets n’implique pas forcément, des différences de sens. Les maisons du Mzab, des Aures, du Sous ou du Maroc central différent sensiblement l’une de l’autre, mais le nom qui les désigne est le même, taddart. C’est, non pas la forme de la maison qui détermine ici la dénomination, mais sa fonction : lieu de résidence, quel qu’il soit, dont le nom est tiré du verbe edder « vivre ». Le même mot existe en kabyle, taddart, mais avec le sens de « village », autre lieu de résidence et de vie, mais de proportions plus grandes. Dans ce dialecte, c’est un autre mot, axxam, qui désigne la maison.Le changement de sens le plus frappant est celui des mots en rapport avec les structures sociales. Celles-ci évoluent et parfois même changent complètement mais les mots qui les désignent sont conservés.On peut en trouver un exemple frappant dans le vocabulaire de la parenté, qui oppose, deux systèmes : celui dit du Nord, à dominance patrilinéaire (parenté établie par référence au père) et celui du sud ou Touareg, qui est à prédominance matrilinéaire (parenté établie par rapport à la mère). Les mots de base sont communs mais ils ne sont pas toujours associés aux mêmes significations. C’est que la plupart des termes de la parenté ont un emploi classificatoire, c’est à dire qu’ils désignent plusieurs catégories de parents, sans tenir forcément compte du lien généalogique. Ainsi, le kabyle : yemma « mère et ascendantes en ligne directe‘’, le touareg ma « mère, tante maternelle, grand mère maternelle, grand tante maternelle » et toutes les ascendantes en ligne directe matrilinéaire’’, kabyle yelli  » fille » et descendantes en ligne directe’’, touareg yel « fille, fille du frère, fille du fils de l’oncle maternel, fille du fils de la tante maternelle ». Malgré la variation, ces mots gardent des sens communs dénotatifs ( « mère », « fille »). Ce n’est pas le cas d’autres mots comme : kabyle : amghar « père de l’époux », touareg amghar « père, oncle paternel, grand père paternel, grand oncle paternel etc. ‘’, kabyle : ayyaw « fils de la sœur, neveu utérin » tayyawt « fille de la sœur, nièce utérine », touareg ahaya « fils du fils, fils de la fille » tahayawt « fille du fils, fille de la fille », kabyle : alwes « frère de l’époux” talwest « sœur de l’époux », touarge : alegges « époux de la sœur, époux de la tante paternelle, époux de la fille de la tante maternelle » taleggest « épouse du frère, épouse du fils de l’oncle paternel, épouse du fils de la tante maternelle ».Il s’agit là, non pas d’une simple variation de type polysémique mais d’un changement de sens, voire d’une mutation, qui marque peut-être le passage d’un système de parenté à un autre.D’autres changements s’expliquent par des interdictions de vocabulaire. L’usage d’un mot dont le contenu est jugé dangereux ou contraire à la bienséance, est interdit, soit à un groupe de locuteurs, soit à tous les locuteurs. Dans certaines sociétés dites « primitives », les interdictions linguistiques sont si courantes et si nombreuses qu’un étranger, à un second passage, ne retrouve plus les mots qu’il a appris une première fois. Le tabou linguistique n’a pas ce caractère excessif en berbère, mais il existe dans tous les dialectes et on lui doit bien des changements de sens et surtout d’emprunts en remplacement de mots berbères dont le sens peut paraître ambigu. En kabyle, tifli « trou » est devenu d’un emploi rare en public, parce qu’il réfère parfois à l’organe sexuel de la femme. En touareg de l’Ahaggar, enbi, qui signifie à l’origine « goûter » a acquis un sens restreint : « accomplir l’acte sexuel en parlant d’un homme ». Le mot n’est pas aussi trivial que agher « coïter », mais, écrit le père de Foucaud : « (il) ne se prononce jamais devant des personnes qu’on respecte et ne s’emploie que quand on parle avec une extrême liberté de langage ». Tous les dérivés de enbi ont le sens de « coïter », à l’exception de tinbe qui signifie « goût, saveur ». Dans les parlers du Niger, le sens premier de enby reste « goûter », avec le sens figuré de « coïter ». Dans les dialectes de Siwa et du Djebel Nefousa, enbi a pris le sens de « téter », le mot se retrouve en kabyle, dans le langage enfantin, embu, enbu « prendre de l’eau, un liquide ».Le tabou linguistique explique sans doute la disparition de nombreux noms d’animaux dans les dialectes berbères. Si l’ânesse, dont l’élevage est frappé d’interdiction en Kabylie, n’a pas perdu son nom, taghyult, c’est parce que ce nom est formé par analogie avec celui de l’âne, aghyul. En revanche, on ne dispose pas, en kabyle, de nom berbère pour le cheval, alors que celui de la jument, tagmert, existe. Ici, le nom du cheval est emprunté à l’arabe, aeudiw. On peut invoquer le poids de l’arabe et parler d’une contamination, mais il faut signaler que le vocabulaire des animaux, en kabyle, comme dans d’autres dialectes berbères, est celui qui comporte le moins d’emprunts.Au Maroc central, on conserve encore l’un des noms berbères du lapin, awtul, mais comme l’animal est de mauvais augure, on le remplace par un terme euphémique d’origine arabe, amerbuê, lit. « le bienvenu ».. Le nom commun du singe, abiddew / iddew, est commun à plusieurs aires dialectales, mais certains dialectes, tout en le connaissant, le remplacent par des formations spécifiques. Ainsi, le Kabyle, emploie ibekki, peut-être formé à partir d’un verbe bekk, attesté en touareg avec le sens de « se tapir ». Les parlers du Maroc central ont abaghus, d’étymologie inconnue : dans ces parlers, le mot qui désigne le singe est tabou le matin, parce que le prononcer est de mauvais augure. Le même tabou doit frapper, en kabyle, le nom du serpent, ifigher, attesté dans plusieurs dialectes : le mot qui le désigne est azrem, que l’on retrouve dans les parlers du Maroc central, avec le sens d’ »asticot, ver de terre », animal inoffensif. Ifigher, ifigha, est demeuré dans la toponymie ainsi que dans le composé ifigherqes / ifira’qes « crabe », lit. « serpent qui pince ». Quand le nom de l’animal n’a pas disparu, il peut subir des transformations qui le rendent méconnaissable : ainsi, contrairement aux autres dialectes berbères, le kabyle n’emploie plus mucc / amucc pour désigner le chat mais amcic, qui semble en dériver et qui a la forme des mots expressifs (redoublement de la deuxième consonne). Le mot mucc est conservé dans les contes comme le nom propre d’un chat fantastique, mi-bête mi-homme et dans quelques composés comme imimucc « empan », lit. « gueule de chat ».

M.A. HaddadouA suivre

Partager