Nous sommes jeudi. Un jour d’apparence comme tous les autres. Il est 9h 30 lorsque nous approchons du boulevard Larbi Ben Mhidi, le principal de la ville d’El Bahia. Hormis les cafés maures, tous les autres magasins sont fermés encore. La même ambiance morne règne au boulevard Khemisti. La veille, en plein jour, une bijouterie a été dévalisée comme dans les films policiers. Idem à la rue Emir Abdelkader. A Oran, les gens veillent et se lèvent tard. Il parait que le climat est pour quelque chose dans ce phénomène de grasse matinée. Les boîtes de nuit aussi. Ici, les jeunes vivent à 200 à l’heure et ne pensent point à l’avenir. Ce n’est pas un hasard si la star locale porte le nom de Zehouania. Ici, la vie se conjugue avec le raï. Aucun autre genre musical ne peut se frayer une place au pays de Khaled et de la regrettée Cheikha Remiti qui vient de tirer sa révérence. L’écrivain Bouziane Benachour lui rend un hommage émouvant en rappelant qu’elle est exilée en France depuis trente ans. Mais la population ne semble pas trop accorder d’importance au départ de cette dame, qui avait chanté trois jours auparavant au Zénith de Paris. Dans notre pays, les jeunes connaissent moins les auteurs des chansons que ceux qui font des reprises. Dans ce cas, la faute incombe au destin, diront les fatalistes ; d’autres diront aux pouvoirs publics mais il y en a qui diront qu’elle incombe tout simplement aux anciens artistes qui «n’ont pas su gérer leur carrière». Les journaux locaux spéculent : Cheikha Remiti sera enterrée à Sidi Bel Abbès, d’autres écrivent que ce sera à Oran selon ses dernières volontés. Le lendemain, la presse ne parle plus de cheikha Remiti (déjà l’oubli !). La vie est ainsi faite. Jeudi, tous les journaux ouvrent sur le match décisif : MCO-JSK. Les titres sont provocateurs : «Vaincre ou périr», écrit en gros caractères, en une, L’Echo d’Oran. La même hargne de vaincre est constatée en première page de La voix de l’Oranie, un journal local très lu, appartenant au président du MCO. Les autres canards d’Oran, francophones et arabophones, ne parlent que de cet événement sportif, commenté comme l’arrivée de l’apocalypse. A midi, aucun journal ne reste sur les étals. La ville est déserte. Quelques personnes seulement vadrouillent sur les trottoirs qui, d’habitude, ne désemplissent point à une heure pareille. Ceux qui ne sont pas dans les stades sont rivés devant leurs postes téléviseurs. La plupart, disposant de paraboles, tentent de capter l’ENTV, difficilement. Mais l’image est rétablie tout de même. Pour le son, peu importe. A Oran, chaque supporter du MCO ou de la JSK a suffisamment de bagage sportif pour faire lui-même le commentaire d’un match. Dans les magasins et les cafés maures sans télé, la dernière chance est la radio. Quand le match commence donc à 14 h, la vie s’arrête. Même la circulation automobile est à sec. La place d’Armes n’échappe pas à la règle. En face, le Théâtre régional a programmé Le divorce, une belle pièce d’après le résumé. Mais qui osera laisser tomber le match pour venir suivre sereinement un spectacle ? A la cinémathèque aussi, le directeur Bensallah semble n’avoir pas prévu ce contretemps majeur. La salle a programmé la projection du film Douar de femmes de Md Chouikh et une rencontre avec l’équipe de la station régionale de la Télévision algérienne de Constantine, drivée par le réalisateur connu, Mohamed Hazourli. «Il n’ y a que nous», lance Bensallah en nous voyant foncer vers la salle. Après quatre-vingt dix minutes de silence, la ville sort de sa torpeur. Le MCO a remporté la victoire. Elle ne sera pas reléguée en deuxième division. En un clin d’œil, des centaines de jeunes expansifs avancent comme un bulldozer le long du boulevard Ben Mhidi. La circulation automobile est à l’arrêt. Les commerçants sont pris de panique. Ils baissent précipitamment rideau. La procession se poursuit. Toutes les vingt minutes, un autre groupe arrive en scandant les slogans en faveur du club et en brandissant des drapeaux rouges. Toutes les voitures lancent des klaxons. Une fête spontanée et pacifique qui durera jusqu’à 21 h. Mais même après, on entendait des cris de liesse et des klaxons. Le silence total n’est revenu qu’à minuit. On n’a pas pu se demander ce qui se serait passé si le MCO avait perdu. Il vaut mieux ne pas y penser.
A. M.