La Dépêche De Kabylie : Qui est M. Marcel Yenelli ?Marcel Yenelli : Je suis un homme agé de 68 ans et père de trois enfants. Fils d’un immigré italien venu s’installer en France en 1928, chassé par les Chemises-noires et les fascistes de Mussolini. Ma mère l’a rejoint deux années plus tard. On a vécu, mes huit frères et soeurs, dans la misère, la générosité et la dignité. On peut être pauvre et digne. On offrait toujours à manger aux plus pauvres que nous. Il y a toujours une place au plus pauvre et on a toujours défendu les valeurs de liberté, du respect de la personne humaine. Comment avez-vous connu l’Algérie ?Ah ! De l’Algérie, je ne connaissais rien quand j’avais 17-18 ans. Ce que je savais, c’est que la France, un pays colonial, a de grosses colonies et j’avais déjà lutté pour la paix en Indochine durant les années 50. J’estimais, avec les autres, que ce pays doit avoir son indépendance. Et puis, dès qu’il y a eu les «événements» de 1954 en Algérie pour son indépendance, tout de suite nous avons dit que les Algériens ont raison. Il faut, comme en Indochine, leur donner leur liberté avant qu’il n’y ait de guerre, des morts. Dès le début, je participais aux manifestations à Dijon, qui ont été réprimées à coup de matraques, de crosses de fusils, dans les rues par la police française, en 1957, par exemple. Donc l’Algérie, je la connaissais comme ça. Là -bas il y a un peuple qui lutte pour son indépendance. Vous aviez passé, apparemment, quelques années en Algérie, pourriez-vous…Je me suis retrouvé en Algérie comme tous les jeunes appelés envoyés d’office dans ce pays. J’ai passé 14 mois : de février 1960 au 21 avril 1961. Je me suis retrouvé en Algérie à faire la guerre (silence). A faire la guerre ! Je refuse ce terme. Moi, je n’ai jamais tiré un coup de fusil contre les Algériens. C’était mes frères, ceux qui étaient en face. Je considérais qu’ils avaient raison. Parce que je pensais à mes aînés, à mes parents, à ceux qui ont fait la résistance contre l’occupant allemand. Et pour moi, l’armée française était un occupant dans un pays qui voulait son indépendance. J’aurais préféré qu’il n’y ait pas de guerre du tout et qu’on négocie tout de suite avec les représentants algériens, l’indépendance de l’Algérie avant qu’il ne soit trop tard.
Estimez-vous que l’indépendance est négociable ?Elle aurait pu l’être. Quelle imbécillité de la part des dirigeants politiques français de nous avoir engagés durant des années de guerre, 54-62? Ils devaient savoir qu’à partir du moment où un peuple veut son indépendance, il l’aura. Il l’aura toujours. Il aurait fallu leur donner l’indépendance, négocier des relations entre l’Algérie indépendante et la France, des relations de respect, de fraternité, parce qu’on a un passé commun, une culture commune. A cet époque-là, on parle de la «pacification de l’Algérie», un peu de précision.J’étais en uniforme de soldat lorsque je suis arrivé en Algérie en février 1960. La France voulait pacifier l’Algérie. Elle considérait, comme on disait, que les «rebelles» devraient être éliminés, «mater la rébellion». Mais cette pacification était une pacification au rouleau compresseur, de la brutalité contre un peuple. Ce n’était pas une pacification, mais c’était une guerre. Vous étiez militaire dans quelle région d’Algérie ?On était basé à Biskra dans un régiment d’infanterie de la Marine. On m’a intégré d’office dans un commando de chasse. Le commando était chargé de marcher surtout la nuit, ou d’être déporté dans le Constantinois pour surveiller les mouvements, signaler et entrer en contact avec les combattants algériens. En se fiant à vos écrits, vous aviez vécu des moments tragiques, terribles ?Tragiques. Les Algériens avaient raison. Il fallait leur donner l’indépendance. On m’avait donné un fusil, je me suis retrouvé dans une armée qui combattait ces gens que je comprenais. Dans l’armée, on avait des objectifs avec des camarades qui avaient la même opinion : que cette guerre était contre les intéréts de la France, qu’il ne fallait pas se faire tuer.Tragique, c’est d’être dans une armée qui combattait des gens qui ont raison. Tragique parce que l’armée française s’est conduite vraiment avec une brutalité, a commis des exactions terribles. Tuer, torturer, voler, violer, etc. Ça c’était l’armée française. C’est ce que j’ai vu. Vous aviez vécu des exactions, des viols…, quels sentiments aviez-vous ?La honte. J’avais honte pour mon pays. Moi, je m’estimais probe. Je n’ai jamais tiré un coup de fusil contre mes frères algériens. J’ai honte pour la France. Je voulais gagner un peu plus mes camarades à ne pas commettre de saloperies, à comprendre que cette guerre n’est pas la nôtre. C’était la honte. La France s’est conduite d’une manière indigne. Dans la foulée des exactions, dans la tragédie, dans la guerre, comment l’idée vous est venue d’écrire un journal, ce que vous aviez, plus tard, appelé Mes carnets d’Algérie?Dès ma tendre enfance, j’ai vécu des moments forts. Un amour de jeunesse, des engagements politiques pour les libertés, j’écrivais toujours des petites notes sur des carnets. Je savais qu’en allant en Algérie, enrolé dans une armée pour combattre un peuple, j’allais en baver. Souffrir parce que j’étais, je le répète, d’accord pour les objectifs des combattants algériens. Je savais que ça allait être dur. Donc, l’idée de noter tout ce que je verrai, m’est venue à l’esprit. Non pas dans l’idée d’en témoigner plus tard, mais comme ça! Il fallait que j’écrive. Pour moi, l’écriture c’est une façon de résister. Y a-t-il des censures dans vos écrits ?Non ! Les gradés me voyaient écrire, mais jamais ne m’ont contraint de ne pas écrire. Sur mes carnets, j’écrivais tout ce que je ressentais, mes états d’âme y compris ; quand j’étais malheureux, quand je sentais, parfois, mon impuissance à gagner mes camarades à ne pas faire de conneries. Souhaitez-vous qu’un jour Mes carnets d’Algérie soient traduits et lus en Algérie? Ce serait une bonne chose, parce que ça contribuerait à conforter cette amitié entre l’Algérie et la France. Les Algériens verront qu’heureusement, dans l’armée française, il y avait des soldats, de jeunes Français, qui ont lutté dans l’armée pour que celle-ci ne se conduise pas d’une manière ignoble. Je crois que ça serait une bonne idée. Comment vous est venue l’idée de mettre vos écrits sur les planches?J’ai extrait, auparavant, quelques pages de mes écrits pour une revue qui traite des guerres coloniales. Un journaliste m’a exhorté à sortir tout mes écrits : «Ça serait utile d’extraire, d’étaler ces écrits, ces mémoires sur la guerre d’Algérie». Au tout début, j’ai commencé à donner quelques extraits à des amis, des proches et parmi eux, une nièce, une comédienne des planches, qui travaillait dans une compagnie. Elle a présenté mes écrits à sa compagnie. Cette dernière s’est penchée sur la mise en scène. C’est ainsi que la compagnie Zig Zag (de Dijon) a présenté mes écrits en spectacle dans le monde du théâtre. Lors du débat qui a suivi la pièce théâtrale Mes carnets d’Algérie à Semur-en-Auxois, vous aviez exhorté les anciens combattants d’Algérie à parler de la guerre à leurs enfants, sans tabou aucun. Pouvez-vous être plus précis ?L’Etat français a fait silence sur la guerre d’Algérie. Il a imposé silence aux appelés. On n’a pas du tout de films sur ça. A part : Avoir vingt ans dans les Aurès, La bataille d’Alger qui a été interdit en France pendant des années. Il y a très peu de choses qui ont été dites sur cette guerre. Parce que la France a honte de sa guerre. Elle ne l’a reconnue comme telle qu’en 1999 ! Vous dites : imposer le silence ?Elle (la France) fait en sorte qu’on ne parle pas de la guerre menée en Algérie. Et du coup, comme si les soldats qui sont partis là-bas, il fallait qu’ils eussent honte. On n’en parle pas ! Le silence est la honte ! Les Américains qui ont fait la guerre du Vietnam, ils s’expriment dans des livres, dans des films, etc. Ils ont extrait ça de leur corps. En France, niet. Quand on pense, jusqu’à septembre dernier, dans les lycées, il n’y a qu’une page et demie consacrée à ce qu’on appelle pudiquement «les événements de l’Algérie» alors que c’était une guerre, on voit bien que le politique français a imposé silence sur cette guerre.Il y a 500 000 jeunes appelés en Algérie qui se sentent culpabilisés, ne parlent pas à leurs enfants de ce qu’ils ont vu, fait, ou laissé faire en Algérie. Parce qu’ils ressentent de la culpabilité. Souvent, ils répondent d’une manière détournée. Si le racisme existe en France, c’est parce qu’il y a de la culpabilité, et beaucoup sur notre passé colonial. Croyez-vous que le devoir de mémoire, laisser parler les gens sur la guerre d’Algérie, ménera à une véritable amitié algéro – française ?Je crois que c’est décisif qu’il y ait tout un travail de réparation, de mémoire, que l’Etat français aide à dévoiler tout ce qu’on a fait là-bas. Il faut qu’il reconnaisse qu’il y a eu crime d’Etat en Algérie. Cependant, c’est le contraire qui se fait, à l’image de la loi du 23 Février?Tout à fait le contraire qui se fait. Cette loi qui dit en gros : La France a fait de bonnes choses dans ses colonies, a soulevé un véritable tollé et a contraint M. Chirac à revenir sur cette loi. On s’est étonné de voir la droite française, au lieu de tirer des leçons de son passé colonial semé d’asservissement de peuples, d’exactions, de s’en excuser ; au contraire, elle le glorifie. Ce n’est là qu’une manière honteuse et complètement rétrograde de vouloir parler de son histoire ?Si la droite française en vient d’une manière insidieuse et lâche à parler de cette guerre, elle montre qu’elle n’est pas prête à en tirer des leçons.Le rôle du progressiste en France est de dire : Il faut qu’on parle de notre passé colonial, et aller jusqu’au bout. Comment se fait-il qu’on ait commis des crimes au nom de la France ? Guerre, exactions, loi du 23 Février, etc. Croyez-vous que ce sont ceux-là qui ont, d’une manière ou d’une autre, gelé le projet d’amitié entre l’Algérie et la France ?Je crois que pour qu’une amitié nécessaire se développe entre les deux pays, il faut que l’ensemble en tire des leçons. Même du côté algérien, son histoire d’avant et d’après- guerre, mais cela ne regarde que les Algériens. Pour que cette amitié se développe entre nos deux peuples, il faut qu’on puisse clarifier toute l’histoire de ce qui nous a gêné. Aujourd’hui, d’après vos vécus, vos observations, qui doit à qui ? L’Algérie à la France, ou vice-versa ?Je crois que la France doit faire preuve de beaucoup d’humilité.Ce peuple-là, on l’a dominé durant 132 ans. On l’a utilisé. Ils diront : «Mais non ! On a construit des routes, des hôpitaux etc.». Comme si les Algériens n’étaient pas capables de construire leurs propres routes, leurs écoles.L’humilité, c’est parce qu’on a asservi un peuple et qu’ensuite, on lui a fait la guerre. Il faut que la France fasse son mea culpa et puisse dire maintenant : “On a une réparation à faire auprès des Algériens pour développer une bonne amitié. Je trouve formidables les qualités du peuple algérien : malgré tout ce qu’on avait fait là-bas, il tend la main à la France.” Votre dernier mot au lecteur kabyle en particulier et au lecteur algérien en général. J’admire le peuple kabyle, parce qu’il respire la fierté. Je n’en connais pas grand-chose, mais de ce que je crois connaître, il y a quelque chose de fort chez les Kabyles, ce sentiment d’indépendance-même. Des qualités qui sont partagées par l’ensemble des Algériens. Mais je leur dit : construire une Algérie moderne, progressiste. Il y a de l’avenir dans nos relations.
Interview réalisé par C. Haddouche.