Une épopée au long souffle

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Les éditions “Le Savoir” de Tizi Ouzou viennent de mettre cette semaine sur le marché le tout-nouveau livre écrit par Arab Mohand Zine intitulé sobrement Les Isefra de Si Muh U Mhend. Un titre simple qui pourrait suggérer un énième recueil du père fondateur de la poésie kabyle moderne. C’est pourtant loin d’être le cas dans la mesure où le chercheur en patrimoine oral, Arab Mohand Zine, a choisi, parmi les pièces et variantes inédites de Si Muh qui sont parvenues jusqu’à lui, celles qu’il juge les meilleures, ou du moins celles qui se prêtent à la publication dans le contexte actuel de l’édition berbère.Depuis la monumentale œuvre de Mouloud Mammeri sur le maître de la poésie kabyle publiée en 1969 aux éditions Maspero, les voiles qui recouvrent la personnalité, le parcours et la production orale de notre barde errant ont commencé à se dissiper progressivement sans que l’on puisse pourtant saisir complètement ni de façon sûre les contours et la profondeur d’une œuvre tentaculaire semée aux quatre vents sur la terre endolorie de l’Algérie du 19e siècle. Les quelques Européens qui ont pu approcher le verbe et la prosodie de Si Muh ont vite procédé à des comparaisons souvent hâtives et dictées par des besoins identificatoires. Ainsi, a-t-on parlé de Verlaine et de Rimbaud pour consacrer un poète du Parnasse kabyle. Le destin tragique de notre poète, le feu qui a rongé son être et qui fut à l’origine de sa vocation et le sort collectif peu enviable qui a frappé la communauté à laquelle il appartient dessinent en fait un territoire de la tragédie kabyle à l’intérieur de la grande aventure du peuple algérien en ce siècle de conquêtes, d’expansion du capital au-delà des limites étouffantes que lui a réservées la révolution industrielle ; en ces temps aussi de bravoure, de luttes, de reniements et profondes remises en cause morales et sociales qui ont ébranlé les bases mêmes de la cellule familiale, du village et de la communauté. Comment peut-on prétendre épuiser un sujet aussi complexe, aussi fertile et également fuyant que représente la poésie de Si Muh U M’hend ? Comment peut-on réduire à quelques pages une vie entière consacrée exclusivement à dire- sur les chemins et venelles, sur les sentiers et raidillons, dans les cafés et les tavernes, dans les gares et sur les grands boulevards- en strophes les vraies peines et les factices joies? Le legs de Si Muh prend décidément un aspect légendaire. Toute la génération de poètes et de chanteurs kabyles des années 60/70 se réclame, à tort ou à raison, de lui. Il est considéré comme la règle, l’archétype de la composition poétique kabyle. Bref, il est le Poète. Ce n’est pas sans raison que Mammeri mit en épitaphe de son livre sur Si Muh cette citation de Platon extraite du Banquet : «Quand on entend d’autres discours de quelque autre, fût-ce un orateur consommé, personne n’y prend pour ainsi dire aucun intérêt ; mais quand c’est toi qu’on entend, ou qu’un autre rapporte tes discours, si médiocre que soit le rapporteur, tous, femmes et hommes, filles, jeunes garçons, nous sommes saisis et ravis». Les rapporteurs, il y en a eu du vivant du poète même. Aède errant, sans domicile fixe, personne ne pouvait prétendre avoir assidûment et régulièrement suivi la production poétique de Si Muh. Le nombre de rapporteurs s’est multiplié à volonté à tel point que de malencontreuses confusions ont émaillé certaines pièces passées de bouche à oreille et parfois même transcrites dans certains ouvrages. Mammeri a pu dégager le jeu prosodique de si Muh (rythme, alternances de rimes) qui permet, dans beaucoup de circonstances, de dégager avec une marge d’erreur infime, les authentiques compositions de Si Muh. C’est en écoutant d’autres rapporteurs que Mohand Zine Arab a pu ajouter des pièces à ce grand puzzle mohandien. Il l’a fait déjà pour des œuvres qu’il a mises en chantier sur d’autres personnages, à l’image d’un autre poète de la Haute Kabylie, Si Youcef Ulafqi, et qui demeurent dans ses tiroirs. Né en 1955 dans la région de Aïn El Hammam, Arab Mohand Zine a exercé en tant que photographe et opérateur projectionniste. Il a taquiné la muse dès l’adolescence en composant des poèmes de son cru. Il se mettra plus tard à l’écriture romanesque, mais ses œuvres ne sont pas encore publiées. Il passera le plus clair de son temps dans la recherche du patrimoine oral kabyle allant des auteurs anonymes- qui ont produit des sagesses populaires, des proverbes et maximes, des apologues- aux noms les plus prestigieux de la poésie kabyle. Le besoin de perfection et le souci de rassembler le maximum d’informations et de données sur les sujets qu’il aborde ont valu à Mohand Zine bien des retards dans la publication de ses ouvrages. Mais ce ne sont pas là les seules raisons. Le monde de l’édition l’a beaucoup désenchanté ; et pour cause. Depuis maintenant treize ans, un de ses manuscrits portant sur un inventaire assez large de proverbes et dictons kabyles (au nombre de 2700) moisit dans une maison d’édition berbère de Paris. De même, l’auteur des Isefra n’Si Muh u M’hend a essayé d’aider d’autres producteurs en leur donnant certaines pièces poétiques pour compléter leurs recensions. Paradoxalement, les compositions contenues dans le livre qui vient de sortir aux éditions “Le Savoir” de Tizi Ouzou ont été, la première fois, confiées à un auteur qui ambitionnait de les publier dans un livre sur Si Muh u M’hend. Ce projet étant apparemment jeté dans les oubliettes, Mohand Zine a pris la résolution de faire publier lui-même ces poèmes.Le livre qui se présente en format 15 X 21 cm, avec une reliure d’assez bonne facture, s’étale sur 134 pages et contient 99 pièces poétiques (y compris des variantes). Il nous propose un texte qui se décline en deux langues : kabyle et traduction française. Le débat sur la valeur de la traduction étant trop classique et sujet à forte controverse, il y a lieu de retenir ici surtout la matière première que sont les poèmes dits dans leur langue d’origine. La recension du patrimoine sous sa forme initiale étant la partie la plus précieuse- et la plus difficile- de l’entreprise. C’est le défi relevé ici par Arab Mohand Zine pour étoffer davantage la bibliothèque berbérophone qui a tant besoin d’ouvrages de ce genre.

Amar Naït Messaoud

Isefra n’Si Muh U M’hend,Par Arab Mohand ZineÉditions Le Savoir- Tizi Ouzou- Mai 2006

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