Par A. Kourane*
Etant simple lecteur, je ne m’imaginais pas que la lecture endurait ses plus mauvais moments, pour ne pas dire qu’elle agonisait. Bien que je n’aie pas trouvé les classiques étrangers que je cherchais, je tombais souvent sur une œuvre qui rassasiait ma faim du moment. Pourtant, en mon intérieur, je savais que le mal est déjà dans le fruit. Longtemps et vainement, j’ai cherché les œuvres d’auteurs kabyles. Certes, je le faisais sur mon itinéraire habituel Mekla-Azazga-Tizi (la Grand-rue), un itinéraire pas des moindres. Une fois j’étais assis tranquillement dans un bus en partance, à la gare de Tizi, quand un jeune homme proposait aux voyageurs, tel le vendeur de cacahuètes, un recueil de poésie en français. J’y ai jeté un coup d’œil avec l’intention d’acheter. C’était une édition, à compte d’auteur, d’une centaine de pages. J’ai demandé au vendeur le prix du livre et s’il aidait l’auteur dans la vente ou en tirait des bénéfices. Si je m’y attendais : il était l’auteur ! Il m’a montré un sac qui contenait d’autres exemplaires. J’avoue que j’ai eu froid dans le dos. Editer à compte d’auteur et vendre de la sorte son produit relève de l’exploit. Comme je n’avais pas assez d’argent en poche, je me suis excusé et lui ai souhaité bon courage. Je savais que tôt ou tard je viendrais à la publication, mais si l’on m’avait dit que ce serait à mon compte, je n’en aurais rien cru. Ainsi, après que les éditeurs aient refusé mon roman Jugurtha est de retour, dont les détails trop longs à citer ici se trouvent dans l’interview réalisée par A.Mohellebi et parue dans la Dépêche de Kabylie du 06 avril passé, j’ai édité à compte d’auteur et remplacé le poète, à la différence que j’ai préféré céder les vingt pour cent aux distributeurs plutôt que de faire du porte à porte. Mais, dans ma région ou daïra, j’étais obligé de le distribuer moi-même. Deux libraires m’ont répondu qu’ils n’acceptaient plus le roman et le recueil de poésie, qui ne marchaient pas. Et parce que tel livre ne se vendait pas, ils refusaient de se doter au moins d’un exemplaire pour embellir leurs étals qui regorgeaient d’objets hétéroclites qui faisaient penser à tout sauf à une librairie ou à une «maison du savoir» dont les uns les en affublaient. Un troisième libraire, qui vendait du roman, m’a avoué qu’il n’achetait pas ce genre, que c’étaient les distributeurs qui lui laissaient des exemplaires puis venaient récupérer l’argent des vendus, parfois les invendus aussi. Pour un nouveau débarqué qui publie à son compte, c’est la catastrophe garantie. J’ai donc rédigé un prospectus que j’ai distribué en deux exemplaires dans chaque village des cinquante de la daïra, d’une population de soixante-dix mille habitants environ. Après deux semaines d’affichage et la parution entre temps de l’interview, j’ai vendu – tenez-vous bien— deux exemplaires ! à des personnes de mon village. Croyant n’avoir pas ciblé les intéressés, j’ai remanié le prospectus et l’ai distribué cette fois dans les écoles, deux par chaque, excepté quelques écoles (primaires) sises aux confins de la région. J’en ai vendu deux autres exemplaires ! En somme, la promotion m’a valu plus d’argent que les quatre exemplaires. C’est ce qui s’appelle travailler à perte. Dire, si mes «amis» (et ceux qui s’en prétendaient), les proches et mes connaissances achetaient le roman, à eux seuls ils auraient épuisél’édition ! Le roman de près de deux cents pages (surchargées) ne coûtait que deux cents cinquante dinars. Pis, il m’est parvenu que les uns s’attendaient à ce que je le leur donne gratis ! Je l’aurais fait si je n’avais pas édité à mon compte, à condition qu’ils le lisent, car je soupçonne qu’ils le jettent dans un coin et ne le prennent que pour s’en vanter. Ainsi, ce n’était pas un problème d’information qui a d’ailleurs bien circulé. J’en ai eu des preuves à l’extérieur du village et dans le village à travers un sourd-muet analphabète qui ignorait leur langage mais qui m’a signifié avec des gestes rudimentaires qu’il était au courant de ma publication. Le mal est ailleurs et plus profond. A Tizi, il existe un réel déficit en édition du livre si l’on prenait compte les trois imprimeries qui travaillaient à plein régime, pour une si petite ville, une preuve que la région est prolifique en productions. Des trois éditeurs dont on peut entendre parler, deux ne sont plus du domaine. L’un avait à son actif trois œuvres de deux défuntes personnalités kabyles ( ?). Le deuxième, on ne voit plus son nom sur les œuvres. Seul le troisième, l’Odyssée, se bat tant bien que mal sur le terrain. Selon son patron, il a participé à plusieurs festivités, au dernier Salon international du livre et a publié huit œuvres en trois années d’existence, entre autres un recueil de poésie en français et un roman en tamazight. Il affirmait qu’il vivait grâce à la vente et à la distribution, que les éditions lui généraient souvent des pertes. Que les rares futurs auteurs qu’il publierait se rassurent, il avait promis de ne pas arrêter ne serait-ce pour le prestige. Huit œuvres en trois années d’existence, c’est vraiment peu ou insignifiant pour une maison d’édition. Evidemment, si vous êtes une célébrité ou proposez une œuvre «percutante» – on se demande ce que c’est une œuvre percutante – on vous accueillera les bras ouverts. Seulement, un auteur connu et un auteur qui a en main une œuvre «percutante» n’ont que faire de ces « petites » maisons d’édition ; ils ne consulteraient même pas les «grandes» maisons à Alger, ils verraient du côté de la France ou du Liban… On retrouvera le même traitement chez les distributeurs. Dans le premier cas, on prendra l’exclusivité de la distribution, on se rendra à l’imprimerie prélever le millier ou plus d’exemplaires. Dans le cas contraire, le plus malhonnête augmenterait son pourcentage pour vous renvoyer ; l’autre vous prendrait cent exemplaires, deux cents si vous lui «plaisez». Se prétendre avoir des centaines de clients ou en avoir dans tout le territoire national et ne prendre que cent ou deux cents exemplaires, ce n’est pas sérieux du tout ! Ça prêtait à rire sans la gravité de la situation. D’abord c’est quoi un distributeur ? Beaucoup s’imaginent qu’il distribuera le produit dans chaque librairie. L’intéressé lui laissera un certain nombre d’exemplaires. Lui les exposera dans ses étals au passage des clients. A la rigueur, il leur rappellera qu’il y a un nouveau roman. Lors des sorties occasionnelles sur le terrain, il prendra une partie de la marchandise. Je parle du malheureux auteur, car pour l’exclusivité il saura quoi faire. Certains travaillent à titre de «dépôt», c’est-à-dire qu’ils laissent aux libraires des exemplaires dont il récupèrera l’argent selon les ventes. La plupart des libraires ne vendent que le produit qui «marche» : des livres de cuisine, des livres pour enfants, des dictionnaires, des livres scolaires, des rééditions de grands classiques, le tout en nombre réduit. Le roman ne les intéressait guère. Ils osaient même affirmer qu’ils ne faisaient pas tel genre, puis n’hésitaient pas à s’en approvisionner si le consommateur(1) le demandait. C’est donc le consommateur qui les pousse à s’approvisionner de tel produit. Un monde à l’envers. Dans la presse aussi, le même scénario d’indifférence frappait le livre. N’étant lecteur fidèle d’aucun média, seulement acheteur des manchettes, rarement j’ai lu des articles sur les livres qui sortaient nouvellement. Ce n’est pas que les livres ne se publient pas en grand nombre. Au contraire, il se publie un tas de romans et d’essais dans l’année. D’ailleurs, je lisais l’information dans le petit carré de la vente-dédicace de la petite marge réservée à la culture. Serait-ce que les auteurs ne remettaient pas des exemplaires à la presse ? Jugeait-on que cela ne valait pas la peine ? Mais qui serait derrière un tel gâchis ? Avant de répondre à la question, il faudrait d’abord répondre aux questions suivantes. Est-ce que les concernés faisaient ce qui était en leur pouvoir ? Par les concernés, je vise les auteurs. Est-ce que l’écrivain achète le livre de son confrère, la toile du peintre, la cassette du chanteur et se rend au théâtrale et au cinéma existants ? Il en est de même pour le peintre, le chanteur et le comédien. Le nouvel et «petit» auteur ne sait plus où donner de la tête pour chercher une information, faute d’une association des auteurs, la seule source fiable. Il édite dans l’anonymat total. Il n’existe pas de café littéraire et la vente-dédicace se fait de plus en plus rare. Un grand réservoir de lecteurs est en train d’agoniser dans les villages. Dans ma région, je connais des dizaines de lecteurs, une moyenne de cinq par «petit» village, de la bande dessinée et du polar, qui n’ont jamais réussi le passage à la lecture classique ou «difficile», qui perdent leur temps à relire leur bande dessinée, leurs anciens journaux et parfois à se rendre à Alger pour faire des échanges. La situation doit être la même partout en Kabylie. Ce réservoir de lecteurs a juste besoin d’être aidé à dépasser cette lecture. Il est absurde que la Kabylie qui a donné de grands auteurs et un grand nombre d’auteurs vive cette situation. Quant au responsable du gâchis, l’éditeur, le distributeur, le libraire, le citoyen, tout le monde était catégorique : «Les gens ne lisent pas, du moins n’achètent pas le livre.» L’éditeur a une part de responsabilité, mais il doit faire très attention à son argent et en cela il a bougrement raison. Le distributeur et le libraire dépendent de l’éditeur. Le vrai responsable n’est autre que le consommateur : s’il achète le livre, tout le monde travaillera. Certains prétendaient que le livre coûtait cher et qu’il ne devait pas dépasser cent ou cent cinquante dinars. Certes, cinq cents dinars pour une bourse moyenne, c’est beaucoup. Or, ces mêmes personnes se payaient un ou deux mobiles à cinq mille dinars chacun, une puce à mille cinq cents, une recharge mensuelle à mille. Si l’on fait ses comptes, on se retrouve à deux bons salaires jetés chaque année dans les recharges, sans compter le prix du mobile et de la puce. Et pour quoi y faire ? Biper à ses amis, les harceler et harceler les gens et surtout les femmes, draguer, bavarder inutilement. Rarement, on appelle pour du sérieux. Certains ont des mobiles et des puces sans crédit ! Comme «le ridicule ne tue pas», il suffit qu’un mobile sonne, tous portaient la main à leurs poches, bien que les uns aient personnalisé la sonnerie ou ne possèdent pas du tout de mobile ! D’autre part, dès que l’un d’eux sort son joujou et se met à le tripoter, tous, mais alors sans exception, le sortaient et se mettaient à l’imiter, à se montrer curieux aux options, à improviser des appels pour «emmerder» le voisin ou n’importe qui. Ils jouaient et jubilaient comme des enfants… Sans aucun doute, le mobile est une bonne chose, une modernité, mais on l’utilise mal et à ce prix-là, il relève du luxe. Je comprends que l’homme d’affaires et le riche en possèdent, mais pour un salarié qui ne se permet même pas de la viande chaque mois, c’est inadmissible. Beaucoup laissaient en une semaine dans le cabaret du coin leur salaire et les retraites en devises ou en dinars de leurs parents, une fortune. D’autres jetaient leur argent dans des objets coûteux juste pour satisfaire une curiosité nuisible ou passaient leur temps depuis la sortie de travail jusqu’à la nuit, quatre heures en moyenne, dans le café du village à battre sur la table les dominos ou les cartes, à s’égosiller ou à entendre à satiété des grossièretés que les uns finissaient par apprendre et bien sûr à perdre en moyenne cinquante dinars minimum chaque nuit, l’équivalent dans l’année de trente kilos de viande entièrement rouge ou de trente livres, disons plutôt quinze kilos de viande et quinze livres, de quoi se remplir la panse et la tête. Je n’ose même pas m’étaler sur le comportement agressif, grossier ou malhonnête de beaucoup, indigne de leur statut. La lecture les en aurait préservés et les en préserverait à l’avenir s’ils s’y mettaient. J’ai souvent entendu des ignorants et même des voyous dire d’eux, à tort ou à raison : «Nâl-dine les études qu’ils ont accomplies !». C’est aberrant qu’un instruit(2) et un cadre quelconque, en particulier un enseignant, ne lisent pas et peut-être même pas le journal. Certains ne lisent même pas sur leur spécialité !… Ce ne sont pas l’Internet, l’arsenal de la censure et le kitch(3) qui tueraient le roman en particulier – qu’il en déplaise à ses détracteurs. C’est l’indifférence du consommateur qui serait derrière sa mort, s’il venait à en mourir. D’autres affirmaient que l’école n’inculquait pas l’habitude de lire ; donc le ministre de tutelle était le vrai responsable. Je concède le point. Mais, était-ce une raison pour ne pas lire de soi-même à partir du moment qu’on maîtrise les mécanismes de base d’une langue ? Je connais un tas de lecteurs autodidactes de l’époque où l’on enseignait les matières scientifiques en français. Hélas ! beaucoup n’ont pas réussi à dépasser la bande dessinée et le polar, semblables à des adultes que bloquait leur enfance… Pourquoi accusait-on un ministre qui a choisi le camp adverse au peuple, touche une fortune par mois, vit en nabab et peut-être en France, d’où leurs discours à côté de la plaque ? Il ne s’en préoccupera pas d’autant plus que l’on connaissait très peu de ministres qui ont touché au roman et à la poésie, comme si c’étaient une honte, un signe révélateur. C’est à l’enseignant qu’incombe le devoir d’inculquer à l’élève l’habitude de lire et pas du n’importe quoi. L’enseignant est proche de la source, se réjouira ou s’attristera de ce qu’il a semé, aura besoin de ce lecteur, une fois à sa retraite lorsqu’il ressentira le vide et le besoin surtout d’écrire. Bien que cela ne soit pas compris dans le programme, ça ne coûte rien de charger les élèves de prendre dans la bibliothèque de l’école un livre, lors des vacances, et de leur demander d’établir une fiche de lecture. Ensuite on les dirigera sur d’autres lectures. Les premiers fruits tomberont dans moins d’une décennie. Certes, il est difficile de croire qu’une personne qui ne lit pas et peut-être a en horreur la lecture puisse former des lecteurs. Gageons qu’ils réussissent. Le livre véhicule des valeurs universelles telles la liberté, la laïcité, la démocratie, la non-violence, le sens de la justice, le sens des relations, la prise de conscience, le courage de se battre pour ses idées. Il véhicule le civisme. C’est quoi le civisme ? Le civisme c’est le respect de son prochain, de son environnement, des bêtes et de la nature ; c’est aussi l’obligation de connaître ses devoirs et ses droits, dans cet ordre, car c’est en accomplissant tel devoir qu’on mérite tel droit. La lecture d’un beau livre à tête reposée est irremplaçable, est l’une des meilleures compagnies. C’est pourquoi le Pouvoir a fait tout pour tuer cette culture, a imposé à l’école l’arabisation à outrance et l’éducation islamique aux textes et illustrations terrorisants pour les enfants, toutes deux exigeant obéissance et docilité.Le diplôme n’assure qu’une place décente dans la société. Le perdant est celui qui ne lit pas, d’autant plus que «l’écriture ne nourrit pas son homme», ce qui, malheureusement pour notre malheur à tous, décourage bien des plumes. Et celui qui ne lit pas et ne consomme pas un art quelconque ne serait-ce collectionner des objets inutiles, est un inculte et un insociable. Alors pas de lecture, pas d’émancipation !…La disparition du livre est une catastrophe dont on ne pourra jamais prévoir les conséquences, parce que cela s’apparentera à la fin d’un monde qu’on ne réaliserait qu’une fois trop tard. Que l’on ne s’étonne pas de voir notre milieu devenu une vraie jungle ! Ce sont vous, moi, nous tous les coupables ; les uns par l’acte, les autres par passivité. On ne peut continuer à se voiler la face tout le temps. Tout ce qui nous arrive est de notre faute, à nous seuls ! Cessons alors de chercher ailleurs le coupable ! Ce qui est valable pour un individu l’est aussi pour une communauté ou un pays.
A.K.
1- Consommateur : le lecteur et l’instruit2- Instruit : tout adulte qui a terminé le cycle moyen ou fondamental3- Kitch : sous sa forme étendue, inconnue du petit lecteur, il signifie le dévoiement de l’art de sa vocation
(*) auteur du roman : Le retour de Jugurtha
