«Ibn Khaldoun a pris conscience des spécificités berbères»

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La Dépêche de Kabylie : Peut-on connaître la nature de vos travaux de recherches à l’université de Genève ?Mondher Kilani : D’abord, je dois préciser que je n’ai pas effectué un travail spécifique sur Ibn Khaldoun. C’est-à-dire que je n’ai pas publié un ouvrage sur Ibn Khaldoun. Je suis anthropologue (anthropologie culturelle et sociale). J’ai produit un certain nombre de livres et en particulier une introduction à l’anthropologie. J’enseigne l’histoire de la pensée anthropologique. A partir de mes cours, j’ai pu construire un ouvrage d’introduction à l’histoire de la pensée anthropologique. C’est dans ce cadre là, que j’ai introduit la figure d’Ibn Khaldoun comme un penseur qui mérite d’être pris en considération par rapport à cette discipline, non pas en tant qu’ancêtre fondateur mais en tout cas en tant que professeur qui a produit un certain nombre de réflexions dans le cadre de son temps qui le rapproche beaucoup de celles qui ont été produites bien plus tard dans la tradition européenne.

Votre conférence au colloque consacré à Ibn Khaldoun est intitulée “Ibn Khaldoun mis en perspective”, quelle idée avez-vous voulu développer par là ?ll Ma communication est une mise en perspective que je fais d’Ibn Khaldoun par rapport à l’histoire de la pensée anthropologique universelle.Est-ce que vous êtes d’accord quand on dit que ce sont les Occidentaux qui ont fait découvrir Ibn Khaldoun au monde dit arabe ?ll Je ne peux pas répondre à la place de meilleurs spécialistes que moi,, mais dans ce colloque, il y a déjà eu des réponses à ces questionnements. A savoir que Ibn Khaldoun qui a été découvert par les Européens au 19 e siècle a été pris dans une lecture, qui était propre à la pensée européenne de l’époque, qui était déterminée, comme chacun le sait, par le contexte colonial. Mais aussi par une perspective historique qui consiste à voir l’Occident comme à la tête du progrès, c’est-à-dire qu’il voit l’Histoire comme une évolution où l’on passe du moins parfait vers le plus parfait. Ibn Khaldoun a posé une énigme dans la mesure où voilà une pensée qui semble très riche, qui semble avoir réfléchi à un certain nombre de notions et qui commençait à se mettre en place, et toute la question a été de savoir comment la lire. Et surtout comment la lire par rapport aux pays arabes et musulmans qui, à l’époque, se trouvaient dans une situation de sujétion et de domination coloniale ou intellectuelle.

Comment vous expliquez, par exemple, que dans la Kabylie d’aujourd’hui on ne découvre Ibn Khaldoun que ces toutes dernières années grâce à la réédition de L’Histoire des Berbères, un sujet qui, comme vous pouvez le deviner, intéresse naturellement et énormément les Kabyles ?ll Effectivement, en Tunisie, l’œuvre d’Ibn Khaldoun est plus que lue. En Egypte aussi. Il y a un énorme travail qu’il faudrait effectuer sur sa propre tradition pour essayer de redécouvrir par soi-même ces auteurs. Mais le problème, il y a toujours eu un écran avec Ibn Khaldoun. Ce dernier a été utilisé dans le cadre d’un savoir, disons colonial, qui a consisté à justifier un certain nombre de considérations qui relevaient des stratégies françaises en Algérie ou au Maghreb avec notamment cette opposition berbère-arabe. A mon sens, et c’est le plus important, il faut vraiment revenir aux textes. Il ne faut pas avoir peur de dire que déjà Ibn Khaldoun avait reconnu cette distinction berbère-arabe, non pas pour dire qu’ils sont opposés ou pour dire qu’ils sont deux choses complètement contradictoires comme le voulait le pouvoir colonial mais juste pour réaliser qu’il prenait conscience des spécificités berbères et arabes et qui n’avait rien à a voir avec la race, qui a à voir plutôt avec la civilisation, avec un certain mode de vie et avec un certain nombre de caractéristiques culturelles.

Quelle est votre appréciation par rapport au colloque organisé par le CNRPAH ?ll Il m’est difficile de dire que ce colloque n’apporte rien, puisque j’y participe moi-même. Mais en essayant d’être objectif, déjà entre les communicants, cette rencontre donne l’occasion d’un échange de points de vue. C’est aussi une grande ouverture sur le public, puisque vous disiez tout à l’heure comment se fait-il que nous ne connaissions pas Ibn Khaldoun ? C’est l’occasion pour que sa pensée soit bien connue. C’est surtout que cette rencontre suscite la curiosité des jeunes par rapport à des penseurs relevant de la tradition des siècles passés. Ça permet également de retrouver ces penseurs pas nécessairement à travers la lecture européenne. Ce genre de colloque permet d’avoir une lecture locale de plus en plus. Quand je dis locale, ceci peut être aussi en rapport avec l’actualité, avec les problèmes que nous posons aujourd’hui au Maghreb : la question de la diversité culturelle, la diversité linguistique qui me semblent très importantes. D’ailleurs, on ne peut pas faire l’impasse là-dessus. Il serait intéressant de relire Ibn Khaldoun en rapport avec les questions qu’on se pose aujourd’hui dans nos sociétés.

Entretien réalisé par Aomar Mohellebi

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