Lettre ouverte à une poétesse libanaise

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Chère amie…,En ces moments de douleurs et de deuils, toute hésitation à t’offrir des mots d’affection et d’estime est signe de lâcheté et d’insensibilité. T’exprimer mon estime et mon respect, est ma façon de t’être proche, solidaire, et à travers toi, à toutes les femmes, les enfants, les vieux et les hommes de ce beau pays qui est le Liban. Fils de la fière montagne du Djurdjura, de cette Kabylie rebelle devant les temps et les puissants, je ne peux admettre mon silence sans me sentir anéanti par le vide d’être un non-être, un homme sans âme dans un monde de déraison qui dérive délibérément vers l’égarement. Mon amie, La voix de l’âme nous unit. La poésie qui nous habite, nous rapproche et fait de nos cœurs le lieu de la renaissance de la raison. Oui, de la poésie germeront le bon sens et l’entendement. De la poésie, naîtra le cœur d’une humanité nouvelle, d’une humanité qui s’aimera totalement, sans cultiver la haine de soi et la fascination de la mort. Beyrouth est ton vers préféré, le Liban est le meilleur de tes poèmes. Ta poésie, n’est-elle pas un hymne à l’amour, à la terre, à la vie qui nous porte sur sa poitrine blessée par nos folies et notre arrogance ? Ta poésie, je la porte dans ma tête comme ce doux sentiment de plénitude qui guérit les cœurs les plus arides. Tes vers, que je traduis actuellement en langue tamazight, m’ont aidé à dépasser le ressentiment des miens, leurs amertumes et les malentendus dont ils se nourrissent. Tu le savais, nous avons discuté de ce sujet, sans passion et sans nombrilisme. Au nom de Dieu, de la religion, de la langue du Coran, ma langue a été opprimée, mon peuple empêché d’être lui-même.Tu avais dis avec intelligence et conviction : “Dieu a crée les fleurs, comme les langues d’ailleurs, pour vivre et non pas pour mourir…”. Ta voix douce, claire, m’a réconcilié avec moi-même, et dans tes yeux, j’ai cessé de ne voir en l’autre qu’un concurrent et un rival,… Tu avais Beyrouth dans la pensée, tu avais sa sagesse et sa grandeur d’âme et d’esprit. Pour toi, comme pour tous les êtres sensibles et intelligents, Beyrouth n’est pas une ville comme les autres. Beyrouth est une idée, une philosophie, une religion humaine. Beyrouth, face à la déraison du monde, est l’avenir de l’humanité qui, en s’acharnant contre elle, veut se donner la mort la plus absurde.Aux empereurs des temps modernes, aux Caligula d’aujourd’hui, Beyrouth fait peur. Elle les effraie avec sa façon d’être et le monde qu’elle annonce.Beyrouth, le cauchemar des tyrans, de tous les tyrans, c’est l’incarnation de la nation citoyenne, de la convivialité entre les religions, de la valeur inégalable de l’humain face aux folies des mythes destructeurs de l’âme de la vie. Que vaut en effet, une croyance, aussi noble soit-elle, devant la vie de millions d’enfants innocents qu’on assassine ? La nation identitaire, religieuse dans le cas de l’Etat hébreu, que le sionisme pense substituer à la nation citoyenne qui tire sa substance de la révolution française, doit se renforcer par la démolition du Liban, par sa destruction comme mode de coexistence et comme symbole d’une humanité qui s’accepte.Face à la folie de l’Etat d’Israël, nous assistons à la consolidation des mouvements islamistes dans l’absence, presque totale, des forces démocratiques qui s’éclipsent, annonçant un siècle de religions en affrontement. Mon amie, Sous leurs costumes et cravates, derrière leurs discours modernistes, les actuels maîtres du monde cachent des croyances primaires qui incitent leurs soifs d’assassiner et de tuer toute âme qui vit pour permettre aux morts de revenir !Une partie de l’humanité doit-elle être sacrifiée pour qu’un messager de Dieu puisse réapparaître ?Nous qui respectons tous les prophètes, nous sommes convaincus que Jésus est amour, que jamais il n’admettra de construire sur des millions de cadavres de bébés et de femmes enceintes, un royaume de la foi, paradis soit-il !Par contre, nous pensons que la paix est l’avenir de l’humanité. Nous le croyons, nourris par notre soif de vie et notre sérénité devant la mort. A nous, soutenus par tous les démocrates de ce monde qui s’enfonce dans l’impasse d’une civilisation qui dérive, de penser la vie avec l’esprit d’un Dieu de tous les hommes et de toutes les femmes qui nous ressemblent, de travailler sans relâche pour permettre aux enfants de Beyrouth, d’Alger, de Tokyo, de Tel Aviv, de dormir sans crainte de se réveiller sous des obus, sans peur d’être agressés et violés par des fous de tous les Dieux qu’on adore pour leurs cruautés.Au lieu de l’empire de la lumière et de la tolérance, annonciateur d’un humanisme qui s’entérine, une poignée d’hommes, guidant un peuple plein d’attention et de culture, un peuple auquel Abraham Lincoln a donné un destin universel, transforme le moment actuel en une séquence des temps de la barbarie et des hécatombes. Pour ce faire, cette poignée de chefs résolue à hisser la force comme unique loi qui mérite respect, enfonce dans l’abîme un peuple qui a toujours vécu dans la souffrance et l’humiliation, se découvrant subitement une âme de tyran et d’oppresseur. Terrible destinée pour une nation nouvelle, jeune, qu’on s’efforce d’assembler aux plus anciennes des pulsions humaines ! Difficile de croire tout de même, que dans ses tripes, la bonté a définitivement laissé place à l’atrocité. Mon amie, Face à ces temps de trouble et d’incertitudes, l’Algérien, mieux que quiconque, sait que Spartacus, le rebelle devant l’histoire, le symbole nourri par toutes les résistances devant l’injustice, ne mourra jamais.Oui, c’est le propre de l’homme que de refuser la soumission et d’être à côté de toutes les victimes, là où elles sont. C’est l’un des principes fondateurs de la révolution de mon peuple, que de croire en l’homme, comme moteur de la vie et de l’histoire. Mon amie, La beauté de ta poésie n’a d’égal que ton élégance et ton courage. Sous les bombardements, des enfants blessés entre les bras, tes vers ont le goût du défi, de l’amour et du paradis. L’amour aura raison de leur cruauté, et Beyrouth sera le cœur d’un univers qui chantera tes poèmes.

Brahim TazaghartEcrivain en langue tamazight.

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