Un Algérien au carrefour de la foi et de la raison

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L’histoire récente de notre pays nous enseigne que des personnalités littéraires ou historiques algériennes ou qui font partie intégrante de l’histoire d’Algérie ont été, tour à tour, escamotées, niées ou marginalisées quand elle dérangent le mythe de l’unicité de la pensée, exaltées et adulées- momentanément- lorsqu’elles peuvent servir des desseins interlopes, par exemple des alibis pour que la sphère intellectuelle du pouvoir se prévale de l’esprit de modernité et de tolérance. Parmi ces personnalités, Saint-Augustin et Frantz Fanon constituent deux cas typiques d’images tantôt repoussées, tantôt choyées, en tous cas que l’on n’arrive pas à installer dans la sérénité et la durée. Des colloques importants ont été consacrés à ces deux hommes de l’Algérie plurielle, deux personnalités séparées par seize siècles d’histoire. L’on se rappelle d’une caricature d’Ali Dilem publiée il y a deux ans à l’occasion d’un colloque consacré à Saint-Augustin sous le patronage du président Bouteflika. Pour mettre en relief la consonance peu familière du nom du personnage, le caricaturiste fera dire à un citoyen qui suit à la télévision cet événement et qui pose la question à son ami : « Ce Saint-Augustin est-il un musulman » ? L’autre lui répond : « Non, c’est un Saint ! ». Cette gouaille vaut son pesant de vérité quant au divorce consommé entre le peuple et la connaissance de son histoire, phénomène qui a élu domicile d’abord au sein de l’école algérienne, l’institution théoriquement la plus qualifiée pour travailler à l’intégration nationale et à la formation de la citoyenneté moderne. Aucun programme de collège ou de lycée n’enseigne Le Traité du manteau de Tertulien, L’Âne d’or d’Apulée, La Cité de Dieu de Saint-Augustin, ni même Secrète Étoile de Jean Amrouche ou Leila, jeune fille d’Algérie de Djamila Debèche. Bien avant l’activité politique, le pluralisme et la tolérance est une culture qui doit prendre racine à l’école et dans l’ensemble de nos institutions culturelles. Saint-Augustin (354-430) représente un pan important de l’histoire d’Algérie, une Algérie numide dominée par l’Empire romain et qui embrassa la nouvelle religion monothéiste révélée dans la lointaine Palestine. Il est né à Thagaste (actuel Souk Ahras) le 13 novembre 354 de l’ère chrétienne. Sa mère, Sainte Monique (331-387), était élevée dans la religion chrétienne à Souk Ahras et son père était païen. Saint-Augustin découvrit la philosophie en lisant L’Hortensius de Cicéron. Il enseigna la rhétorique à Carthage en 378, fut professeur à Rome puis à Milan où il se convertit au christianisme et reçut son baptême par Ambroise. Revenu en Afrique après un nouveau séjour à Rome, puis ordonné prêtre, il devient évêque d’Hippone (Annaba) en 395, année de la dislocation de l’Empire romain survenue après la mort de l’impératrice Théodose. Pendant ces trente-cinq années d’épiscopat, Saint-Augustin se consacrait à la diffusion de la nouvelle foi, aux œuvres pieuses et à la réflexion philosophique qui joint les valeurs de la foi à l’empire de la raison. Il mourut le 28 août 430 à Annaba, ville assiégée alors par les Vandales. « Rarement civilisation eut la chance de trouver à son terme un esprit assez puissant pour en épouser les valeurs, avec toute la générosité du cœur et de l’âme, mais aussi pour la juger et la dépasser, en inventant les idées et les formes dont se nourrirait sa descendance. C’est dans cette intimité et cette distance, dans cette adhésion cordiale et ce détachement souverain, dans cette dialectique de l’âme entre les attachements du cœur et le jugement de l’esprit que réside une sorte de respiration essentielle au génie augustinien « , écrit Jacques Fontaine dans son ouvrage La Littérature latine chrétienne’ (Éditions PUF, 1970).Le rôle de Saint-Augustin dans l’histoire de la philosophie a été déterminant même s’il a été très controversé. Gérard Legrand écrit dans son Vocabulaire de la philosophie (Bordas, 1986) : « Sa théorie de la prédestination limitée donnera naissance au jansénisme, sa vision de l’agapê (l’amour chrétien), résumée dans la formule ‘’Aime, et fais ce que tu veux’’, a favorisé la transposition du platonisme dans l’Occident médiéval. Son livre, ‘’La Cité de Dieu’’, oppose à la Rome païenne que vient saccager Alaric (420) une utopie qui aura des imitateurs. La pensée médiévale durcira l’opposition qu’Augustin établit entre la ‘’cité terrestre’’ et la ‘’cité céleste’’, l’importance de l’œuvre tenant davantage à l’idée d’une possible réflexion sur le temps (l’Histoire) comme domaine où il s’agit de chercher l’ ’’éternel’’ (la volonté de Dieu, domaine ordonné plutôt par un ‘’point de départ’’ (l’Incarnation) que par un ‘’point de fuite’’ (l’eschatologie) ». Le même auteur souligne que le livre de Saint-Augustin, Les Confessions, est un chef-d’œuvre de la littérature introspective, de même que ses ‘’Rétractions’’, où il examine ses propres livres au soir de sa vie, font de lui un précurseur à la fois de Descartes, de Rousseau et de l’existentialisme. « Si je me trompe, c’est que j’existe », affirmait Augustin. Les Confessions est un ouvrage autobiographique plein de sincérité et de lucidité auréolé de la mystique des Saintes Écritures. Le récit commence dès sa naissance à Souk Ahras le 13 novembre 354 et va jusqu’à son ‘’extase’’ d’Ostie en 387 et la mort de sa mère Monique la même année. En tant que genre littéraire, il finira par faire école et influencera des écrivains et philosophes aux horizons divers (Pascal, Charles Péguy, Jean-Paul Sartre,…). Saint-Augustin a beaucoup écrit aussi bien avant qu’après son accès à l’épiscopat : lettres, correspondances, livres,…Outre les Confessions, sa notoriété sera aussi établie par De civitale Dei (‘’La Cité de dieu’’) rédigé entre les années 415 et 427. La recherche de la vérité, de l’absolu, constitue le cœur battant de l’ouvrage dans lequel il oppose la ‘’cité terrestre, où l’amour de soi pousse jusqu’au mépris de Dieu, et la ‘’cité céleste’’, où l’amour de Dieu pousse jusqu’au mépris de soi. Saint-Augustin fait indéniablement partie de l’épopée de l’histoire algérienne qui a eu à vivre toutes les aventures humaines et tous les mouvements d’idées que lui a imposée sa position géographique dans le bassin méditerranéen gagné, dès la haute Antiquité, par la diversité des civilisations et la multiplicité des mythes fondateurs et la communauté de destin. Mouloud Mammeri concluait un de ses prestigieux entretiens (avec Tahar Djaout, 1987) en disant : « Je suis né dans un canton écarté de la montagne, d’une vieille race qui, depuis des millénaires, n’a pas cessé d’être là, avec les uns, avec les autres,…qui, sous le soleil ou la neige, à travers les sables garamantes ou les vieilles cités du Tell, a déroulé sa saga, ses épreuves et ses fastes, qui a contribué dans l’histoire de diverses façons à rendre plus humaine le vie des hommes.Les tenants d’un chauvinisme souffreteux peuvent aller déplorant la trop grande ouverture de l’éventail : Hannibal a conçu sa stratégie en punique ; c’est en latin qu’Augustin a dit la cité de Dieu, en arabe qu’Ibn Khaldoun a exposé les lois des révolutions des hommes. Personnellement, il me plaît de constater dès les débuts de l’histoire cette ample faculté d’accueil. Car, il se peut que les ghettos sécurisent, mais qu’ils stérilisent c’est sûr « .

Amar Naït Messaoud

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