C’est incontestablement le plus pathétique, le plus profond et le plus élaboré des albums de Matoub.El Mehna, un mot lourd de sens que Matoub utilise souvent dans ses textes. Ce mot récapitule le supplice qu’il dit souhaiter à la femme aimée. En réalité, ce châtiment n’est que le sien. A une certaine époque, Matoub traverse l’Atlantique pour tenter de retrouver son cœur. Dans ses bagages, il emporte son inspiration et sa douleur d’homme esseulé. Au retour, il revient avec six chansons d’amour que ni le temps ni la mort ne feront déchoir. Comme un amour véritable, ces œuvres sont plus prégnantes à chaque nouvelle écoute. Jamais Matoub n’a su manier sa voix comme cette fois-ci. Pourtant, il l’a déjà fait avant et bien plus tard notamment dans Arwah Arwah et Ahlil Ahlil. Dans El Mehna, Matoub associe à sa voix le cri et les larmes de son cœur. Le résultat : il faut écouter pour le constater. Mais dans le cas de Lounès, écouter ne suffit pas. Il faut écouter et réécouter, écouter, non seulement avec ses oreilles, mais avec son cœur aussi, son âme et ses tréfonds. A chaque nouvelle écoute, une nouvelle émotion, plus vigoureuse et plus vive, naît en nous et ainsi de suite, jusqu’à aimer la douleur. Jusqu’à la vénérer. Matoub transforme l’affliction en extase et donne un sens à la souffrance. A la souffrance de l’amour. Car un amour sans supplice, est-ce un amour ?Particulièrement dans la sixième chanson, El Mehna, on retrouve toute l’étendue des effets de la déchirure sentimentale. D’abord, ce pouvoir télépathique avec duquel il semble informé et imprégné jusqu’aux moindres détails du supplice de la femme aimée : De tout ce que tu fais bouillir, me parviennent les vapeurs. Le choix du mot bouillir n’est pas fortuit. Il reflète les lamentations intérieures de la femme dues aux regrets. Aussi, il exprime le feu et les brûlures de l’âme qui sont indicibles dans ce cas. Le choix de «vapeur» n’est pas non plus accidentel, car la vapeur s’élève, traverse les cieux pour atterrir chez lui et lui rapporter les nouvelles. Difficile de savoir si le poète jubile vraiment en apprenant que son aimée est la proie de la souffrance, comme le renvoie la chanson. Une chose est sûre, lui aussi est victime des même délires. Le poète ne peut pas prédire que : sur les traits de l’homme que tu épouseras, se peindra mon visage, si lui-même n’avait pas éprouvé cette sensation. Ou encore, cette strophe : Dans ton sommeil sursautant, l’angoisse seule te consolera. Ici également, il est facile de deviner que le poète avait eu à faire face à ce genre de mésaventures nocturnes. Le poète “ment” quand il dit que sa plaie est pansée. Ce n’est qu’une ruse pour enfoncer sa moitié dont la blessure, elle, est toujours aussi béante : Tu as pris ton chemin sans songer à revenir, ma blessure est enfin pansée. Si vraiment son mal était fini, pourquoi cette chanson ? Dans ce texte, l’amour est synonyme de possession : J’étais sien et tu étais mienne. Le poète use de tous ses pouvoirs pour susciter la pitié, notamment la manière (et le pouvoir) avec lesquels il règle sa voix. D’habitude coléreuse, la voix est ici tendre, à la limite de la douceur. Sauf dans le dernier couplet où la colère rebondit quand le poète augure un avenir des plus affreux à la femme : Tu entreras en délire, tu déclineras, ton chemin sera celui de l’égarement. Ce couplet est le plus virulent. Matoub fait appel à ses mots les plus blessants : Tu pleureras toutes les larmes de tes yeux, l’obscurité des remords sur toi s’abattra. L’aède tente de se donner raison. Il rappelle qu’en contractant le mariage, il avait fait le serment que cette union serait éternelle. A moins que la faute ne provienne d’elle. Matoub raconte son histoire de manière poétique. Cette chanson résume tout un monde. C’est un labyrinthe des sentiments. Un véritable exutoire pour Lounès et pour ceux qui sont atteints de la même maladie. La seule maladie qui donne un sens à la vie : l’amour.
Aomar Mohellebi