“La chanson engagée est mon moyen d’expression identitaire”

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La Dépêche de Kabylie : Votre dernière production remonte au mois de juillet de l’année en cours et porte sur la variété des chansons, tant politiques que folkloriques, alors que vous êtes connu surtout dans la chanson engagée. Qu’est-ce qui vous a poussé à ce cocktail de chansons d’où El karn arbaâtache (Le XIVe siècle) ?

Boudjemaâ Agraw : Le constat amer que fait tout chanteur engagé est justement comment faire passer la pensée du peuple par un message tout haut. Ce que les autres pensent tout bas, moi, j’ai eu la chance et l’occasion de le chanter tout haut. Pour éveiller les consciences, ce qui est bien accueilli par un large public. La réalité veut que j’introduise des chansons folkloriques pour faire passer en parallèle ce qui revient comme préoccupation politico-sociale du peuple. De nos jours, la chanson engagée est confrontée à la chanson commerciale qui passe en priorité, ce qui ne rentre pas dans une recherche logique de l’épanouissement intellectuel, culturel et social du peuple.

Il y a aussi le nom d’Agraw qui est connu par son engagement depuis les années de plomb, pour l’identité et la langue amazigh, ces derniers temps, notamment dans le Mouvement citoyen de façon directe, ainsi que pour votre attachement à la cause sociaIe…

C’est un devoir pour tout chanteur engagé d’être aux côtés de la population sur le terrain, pour soutenir et répondre a l’appel du citoyen revendiquant ses droits légitimes. Il fait face aux bombes lacrymogènes et autres, il faut y être aussi. Joindre le geste à la parole est acte de conscience et de l’engagement honnête et sincère aux côtés des faibles. Un chanteur engagé n’est pas seulement la présentation en face des caméras, ce qu’il chante dans ses galas, il doit le prouver sur le terrain. Un vrai chanteur engagé n’est pas seulement cela. Quand l’occasion se présente de gagner de l’argent, il en gagne mais quand il faut perdre et y dépenser de son temps, il doit le faire aussi en son âme et conscience. Etre devant les situations telles qu’elles se présentent n’est que devoir de tout engagement pour des causes justes. La noblesse de la cause juste n’a pas de prix matériel.

De nombreux adeptes disent que Agraw a fait son chemin dans la revendication en tant que chanteur engagé, actuellement vous vous êtes impliqué de plain-pied dans la politique avec une assise publique et associative assez importante. Comment expliquez-vous ce revirement ?

Dans le temps, j’étais venu à la chanson non pas pour être aimé ou jouir d’une célébrité quelconque, mais c’était plus une expression dans un contexte particulier si dur. Je suis venu à la chanson pour éveilller les consciences à une époque où tu ouvres la bouche, tu perds tes dents. Pratiquement, c’était la période des années soixante-dix, où on correspondait avec l’Académie berbère en France, première académie à revendiquer la langue berbère en tant que langue nationale officielle. D’ailleurs, c’est à cette académie que j’ai rendu hommage pour son aide à compléter mes connaissances en tamazight. Après la dissolution de l’Académie en 1978, c’est là où j’ai pris le nom d’Agraw Imazighen, en hommage à cette académie berbère. Au départ, ma venue à la chanson était une expression identitaire, au fur et à mesure, c’est devenu un métier, mon gagne-pain, si l’on veut dire. Il y avait aussi la réussite dans les années quatre-vingt, ce qui m’a permis de continuer dans la chanson engagée,tout en continuant à le prouver sur le terrain.

Votre nom est associé avec celui de Takfarinas

Effectivement, on s’est rencontré vers les années 80 à Paris, il y avait un manque de musiciens, j’avais besoin de musiciens, je l’ai pris avec moi, parce qu’il jouait très très bien du mandole. On a fait la première partie de Idir à l’Olympia. Les gens qui nous ont vus nous ont encouragés à travailler ensemble, et on a pu chanter ensemble pendant deux années. D’ailleurs, on a eu beaucoup de succès durant cette période. Quand à la séparation, je dirais que même le groupe “Les BeatIes” se sont séparés. Lui voulait travailler dans la chanson d’amour et folklorique et moi je voulais continuer dans la chanson engagée. C’est pour cette raison que chacun a pris le chemin de son choix.

Justement, comment expliquez-vous cette séparation, est-elle positive ou négative pour les deux, d’autant plus qu’en groupe ou séparément, vous avez connu le succès?

Je pense que chacun s’est retrouvé dans son genre. Au contraire, il y a eu création de deux nouveaux styles, ce qui a créé une richesse pour la culture algérienne en général et kabyle en particulier. Moi dans la chanson politico-sociaIe et lui dans la chanson moderne. Après tout, un jour on se rencontre, un autre on s’éloigne, après celà on garde de bonnes relations entre nous.

Quel est le secret de votre réussite en tant que groupe ou en tant que chanteur indépendant ?

Il y a eu d’abord le choix des sujets dans les années 80, j’ai chanté « Lessoire ezzine, Thabourthe Thaghlak », (Les murs l’entourent, la porte fermée), une chanson qui parle d’un détenu politique arrêté pour ses idées.

Malheureusement, vingt-quatre ans après, il n’y a pas une grande avancée puisque on se retrouve à chanter la même chanson. Je me retrouve à chanter El karne arbaâtach (Le quatorzième siècle), où chacun tire la couverture de son côté, en voyant les démocrates désunis, au lieu d’avancer, je pense qu’on n’est pas encore sortis de l’auberge.

Ces derniers temps, nous assistons à de nombreuses reproductions des chansons par d’autres chanteurs, comment voyez-vous la question ?

Je pense que c’est malheureux qu’il y ait trop de reprises et quand il y a cela, ça veux dire qu’il n’y a pas de création. Le défunt Mohand U Yahya faisait des traductions de Shakspeare, de Molière et autres, mais il créait lui aussi. Et pour avancer, il faut qu’il y ait de la création et que nos cervelles doivent travailler. L’excès dans la reproduction nuit à la culture et la chanson en général. D’un autre côté, c’est malheureux que le public dépense dans la médiocrité de la chanson commerciale surtout. Dans cet état d’esprit, la responsabilité est partagée entre le chanteur qui produit n’importe quoi et le public qui l’achète. Il faut s’améliorer continuellement.

Quelle est votre analyse sur la chanson kabyle de façon générale, d’autant plus que la jeunesse est portée sur la chanson raï ?

Moi, je n’ai pas de problème avec la musique raï. C’est une musique entraînante, par contre le texte véhiculé par le raï incite plus à la débauche et l’alcoolisme et tous les autres fléaux négatifs. D’ailleurs, bon nombre de chanteurs raï eux-mêmes reconnaissent cette faiblesse. Une chanson ou une production qu’on ne peut écouter en famille ou par pudeur pour soi-même n’a pas lieu d’être.

Des projets ?

Mon projet reste celui d’une production de qualité une fois par an. Mes fans connaissent bien ma trajectoire artistique, je n’ai rien à leur apprendre, ils sont conscients de mon échelle des valeurs. C’est malheureux que le chanteur engagé ne soit pas invité par les manifestations officielles, tel le festival de Timgad, par exemple, parce qu’on chante politique. On n’est programmé que dans les occasions secondaires qui sont d’ordre de solidarité. Bien au contraire, on ne forme pas un chanteur engagé de l’université de La Sorbonne, la chanson engagée, c’est dans le sang. Les causes nobles que nous défendons méritent la reconnaissance officiel.

Quelque chose pour conclure ?

Nous savons que ce que nous faisons, c’est pour nos enfants et ceux de nos enfants. C’est un combat pacifique qui porte ses fruits à long terme. Les exemples de la Russie, la France ou d’autres pays qui ont connu les mêmes péripéties peuvent être les indices de l’espoir démocratique et culturel en Algérie.

Interview réalisé par

Amar Chekar

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