“La décentralisation, seul remède au non-développement”

Partager

Ahmed Bouguermouh, enseignant à la faculté des sciences économiques de Tizi-Ouzou et spécialiste en développement local, nous dresse, dans l’entretien qui suit, le bilan du processus de développement de la wilaya et nous situe les raisons du blocage de toutes formes de schémas de développement que les pouvoirs centraux ont tracé pour la Kabylie. L’économiste nous parle aussi des potentialités de la wilaya, mais aussi de toute la Kabylie, et le rôle que doit jouer l’échelon local pour mener des actions de développement socioéconomiques.

La Dépêche de Kabylie : Quel bilan global faites-vous du développement socioéconomique actuel de la wilaya de Tizi Ouzou ?

l Si on se fie aux impressions globales, la wilaya de Tizi Ouzou semble en léthargie, comparativement à d’autres wilayas similaires comme Sétif ou Blida par exemple, qui présentent une apparence bien plus dynamique en matière économique.

Nous ne disposons pas de données scientifiques permettant de répondre de manière précise à votre question. Il est possible toutefois d’analyser le mal-développement apparent de la wilaya à travers deux paramètres significatifs : l’emploi qui indique le dynamisme présent de l’économie et l’investissement qui permet de juger les anticipations des opérateurs et donc leur degré de confiance en l’avenir de la wilaya. En ce qui concerne l’emploi, dans le cadre d’une étude universitaire, nous avions estimé en 2002 que le chômage touchait environ un tiers de la population active de la wilaya. Ce chiffre dépassait le taux national du chômage estimé alors à un quart de la population active nationale. Le chômage, comme dans les autres wilayas du pays, touchait d’abord les jeunes et les femmes, mais également tout autant les personnes sans qualification que les diplômés de l’université ou des centres de formation.

La même situation médiocre caractérise l’investissement. Nous ne possédons pas de chiffres précis sur ce sujet, mais il est possible de s’en faire une idée à partir de données indirectes, comme par exemple la situation des complexes « historiques » de Draâ Ben Khedda et Oued Aïssi ou celle des zones d’activités (ZAC) réalisées depuis une quinzaine d’années.

En ce qui concerne les complexes historiques qui ont contribué à créer une dizaine de milliers d’emplois dans les années 70, vous savez quelle situation technique et financière déplorable ils subissent actuellement, dans l’attente d’un statut définitif. Pour la vingtaine de ZAC existantes actuellement dans la wilaya, une visite sur site montre que la plupart d’entre elles sont encore peu ou pas opérationnelles après parfois une quinzaine d’années d’existence, alors que la majeure partie des terrains d’assiette ont été acquis, en théorie, par des investisseurs potentiels.

Ces deux seuls indicateurs ne sauraient, à eux seuls, bien sûr, rendre compte pleinement du développement ou plutôt du mal-développement de la wilaya, mais ils permettent d’en montrer le dynamisme réel : la wilaya de Tizi Ouzou, c’est un peu la « Belle au bois dormant », actuellement assoupie et qui attend l’arrivée hypothétique du prince qui la réveillerait.

Comment pourrait-on expliquer cette situation de mal-développement de la wilaya ?

l Je ne m’attarderai pas sur les causes historiques, à savoir d’abord un État central qui s’est toujours méfié des populations montagnardes, surtout après avril 1980, avec pour conséquence économique que ce n’est pas le développement qui est allé vers les populations, mais plutôt celles-ci qui sont allées vers le développement. Et celui-ci se situait alors en plaine ou à l’extérieur de la wilaya. L’autre cause historique du mal-développement de la wilaya est lié au modèle de développement centralisé de l’époque, basé sur des « complexes industriels” censés diffuser le développement sur l’ensemble de la wilaya. On sait que ces complexes ont quelque peu créé de l’emploi, mais on sait aussi qu’ils ont plus coûté à la communauté qu’ils ont suscité du développement.

Si on doit, à présent, parler du mal-développement de la wilaya depuis les années 90, c’est-à-dire durant la période où les deux partis dominants de la région été associés à la gestion de la wilaya et, également, en période de rente pétrolière forte et de programme national de relance de l’économie, il faut bien reconnaître que les choses ne donnent pas l’impression de changer de manière significative, avec toujours les mêmes tendances vers un chômage élevé et des investissements faibles.

Il faudrait tout d’abord tenter d’analyser l’action de l’Etat central dans l’esprit de libéralisme qui guide actuellement les orientations économiques de l’Etat, le rôle de celui-ci devrait se situer au niveau de la conception, de l’animation, du financement et du contrôle de l’économie régionale, la production devant revenir au secteur privé. Par ailleurs, dans le cadre du programme de relance de l’économie nationale actuellement mené dans le pays, l’Etat semble opter pour le « toutes infrastructures », à travers notamment la stratégie des grands chantiers, comme l’autoroute Est-Ouest ou le programme très ambitieux d’un million de logements. Dans les deux cas, orientation de l’économie et réalisation d’infrastructures, l’information officielle demeure imprécise sur la place affectée à la wilaya, si ce n’est des montants d’investissements estimés à deux milliards de dollars consacrés notamment à des équipements structurants qui pourraient représenter un cadre adéquat de développement régional et local. Mais il s’agit là de perspectives qui tardent à se manifester sur le terrain.

Pour résumer, on pourrait simplement dire que le développement de la wilaya demeure dans l’expectative, en dépit des montants substantiels d’investissement avancés.

En ce qui concerne l’action des acteurs régionaux et locaux impliqués dans le développement de la wilaya, on pourrait en distinguer, tout d’abord deux types : les élus et les opérateurs (SOGI, CCI, ANSEJ, banques…). En ce qui concerne les élus APC et APW notamment, leurs responsables ne cessent de se plaindre, depuis une quinzaine d’années, de l’ « avarice » de l’État qui étranglerait ainsi toute action réelle de développement régional et local. Il convient de reconnaître que les APC et l’APW n’ont guère bénéficié des moyens de leurs politiques. Mais, convenons aussi que ce discours a parfois représenté une excuse facile expliquant difficilement une formidable inertie liée à l’incompétence (peu de responsables au niveau des APC et de l’APW ont été préparés à leurs responsabilités), la faible maîtrise des questions à traiter, l’absence d’imagination et aux jeux politiciens. Pour preuve, nous nous rappelons l’action d’une APW au début des années 1990 qui, en quelques mois, a réussi à multiplier les initiatives d’ordre économique, avec pour résultat l’émergence d’une véritable dynamique qui a suscité l’intérêt des milieux d’affaires, de nombre de ministères et d’ambassades représentées à Alger.

Le même constat global d’incurie et de manque d’imagination pourrait être fait à nombre d’institutions et d’acteurs régionaux et locaux impliqués dans le développement de la wilaya et dont le bilan en termes de création d’emplois et de richesses mériterait d’être effectué pour prendre la véritable mesure de l’inefficacité, voire parfois de la nuisance, de l’action ou de l’inaction menées par ces institutions et acteurs aussi bien publics que privés.

Le rôle des complexes historiques dans le développement de la wilaya ayant fortement régressé, de quelles solutions alternatives dispose- t-on pour initier une nouvelle dynamique de création d’emplois et de richesses ? La création d’un tissu de PME, l’appel à l’investissement étranger, notamment, pourraient-ils représenter des solutions et quelles pourraient être les conditions, les formes d’installation des PME et de l’investissement étranger ?

l D’abord, le rôle des complexes historiques, ceux de Draâ Ben Khedda et Oued Aïssi notamment. Vous savez qu’ils ont été conçus effectivement pour impulser le développement régional, mais surtout pour créer de l’emploi. En effet, leur rôle social a primé sur leur rôle économique et leur crise actuelle, si elle risque d’avoir des conséquences sociales réelles en termes de pertes d’emplois, ne provoquera sans doute pas de catastrophe économique régionale, tant leurs relations techniques et commerciales en amont et en aval échappent en partie à la région. Il ne fait pas de doute donc que, faute de grandes entreprises performantes, la création d’un tissu significatif de PME dans la région représenterait un acquis décisif pour l’économie de la wilaya. Mais une telle création n’est pas chose facile et dépasse de loin les capacités institutionnelles, techniques, financières de la wilaya : seule une volonté politique centrale pourrait initier une action aussi vaste. Toutefois, une action concertée des acteurs locaux, SOGI, CCI, ANSEJ, CNAC, banques… pourrait suppléer, dans une certaine mesure, la défection de l’Etat.

Un réseau significatif de PME s’appuierait nécessairement sur les ressources de la wilaya, notamment humaines, et sur un marché régional conséquent, tant en nombre (un million d’habitants), qu’en qualité (un pouvoir d’achat parmi les plus élevés du pays), il y a place pour un tissu très conséquent de PME pour peu qu’on le veuille et qu’on y mette les moyens. En effet, le nombre de PME de quelque importance oeuvrant dans la wilaya se situerait à peine aux alentours d’un demi-millier, ce qui représente un chiffre dérisoire, si on le rapporte aux ressources et aux marchés régionaux.

Si on aborde à présent l’investissement étranger, on peut avancer que la wilaya de Tizi Ouzou ne peut, pour l’instant, prétendre à ce type d’investissements : de nombreuses délégations d’opérateurs économiques étrangers, notamment européens, ont sillonné les routes et les zones d’activités de la wilaya, mais sans résultat. Les causes sont multiples, à la fois de niveau international (l’Algérie était, jusqu’à ces toutes dernières années, un pays peu attractif dans l’arène méditerranéenne), national (des règles de la concurrence incompatibles avec l’économie de marché, le rôle controversé du système bancaire algérien…) et régional (l’impréparation de la wilaya pour accueillir un investissement fort exigeant en matière d’infrastructures, de communications, de maintenance, de partenariats…).

Quelles sont les ressources régionales sur lesquelles pourrait s’appuyer le tissu de PME dont vous parlez et le développement de la wilaya de manière générale ?

l Les ressources sur lesquelles pourrait se greffer un tissu de PME sont généralement connues, comme les ressources naturelles (mer et forêt, par exemple) ou économiques comme l’arboriculture, l’artisanat ou le tourisme, mais on parle moins d’autres ressources comme l’élevage, qui présente pourtant des potentialités à peine effleurées dans un pays aux besoins immenses ou encore les ressources hydrologiques liées, par exemple, au barrage de Taksebt. Pour nous, l’intérêt économique de la wilaya se situe également au niveau de son marché qui est l’un des plus conséquents du pays, comme nous l’avions dit plus haut. On pourrait évoquer également l’existence de ressources financières non négligeables, mais la ressource majeure de la wilaya réside, en définitive, dans sa population et les immenses réserves de volonté, de savoir-faire, de dynamisme, d’esprit d’entreprise qu’elle recèle. On pourrait dire, en quelque sorte, que la création d’activités socioéconomiques et d’emplois dans la wilaya devrait être recherchée surtout dans la valorisation de son capital humain et de quelques ressources compétitives, ainsi que dans la réponse aux besoins solvables de son marché.

Dans quelques années, on pourra également parler d’insertion à la mondialisation, au sein de laquelle la wilaya pourrait fournir des services, de la sous traitance, et accueillir de l’investissement direct étranger (IDE).

Que pourrait-on faire pour mener une véritable politique de développement créatrice de richesses et d’emplois ?

l Contrairement aux idées reçues, les moyens d’une politique de développement existent et, répétons-le, le mode développement à partir de politiques de relance de type keynésien initié actuellement par l’Etat n’est pas mauvais en soit : il a montré ailleurs son efficacité notamment en termes de création de richesses et d’emplois. Mais il convient de noter deux points essentiels qui limitent fortement la portée de la politique nationale de relance pour la wilaya : elle profite davantage aux entreprises étrangères ou extérieures à la wilaya pour ses projets de dimension importante, elle est de ce fait peu créatrice d’emplois et de richesses. Le deuxième point concerne la localisation des projets structurants qui touchent peu la wilaya.

Nous pensons qu’une action efficace de l’Etat en matière de développement pour la wilaya devrait d’abord concerner la création des conditions du développement plutôt que le développement lui-même : le développement direct ou octroyé par l’Etat est rarement bénéfique. Il faudrait tout d’abord construire un projet, une stratégie pour la wilaya qui viserait à lui assurer une compétitivité, une attractivité qu’elle ne possède pas actuellement. Ce projet définirait notamment les grands chantiers à mener dans la wilaya ainsi que les conditions de leur mise en œuvre. Il concernerait également les modes de réduction de l’incertitude généralisée de l’économie régionale qui limite l’efficacité de l’ensemble des acteurs socioéconomiques régionaux : incertitude du décideur public, du banquier, du producteur, du porteur de projet… Chacun de ces acteurs ne dispose, en général, ni de la compétence, ni de l’information nécessaires à la prise de décision. Il s’agit là d’une limite réelle à l’efficacité économique et qu’il convient de combattre. Ainsi, périodiquement, on parle de la création d’un observatoire ou de banque de données à caractère socioéconomique, mais jusqu’à présent aucun projet n’a abouti.

Aux côtés de l’information, il faudrait également noter le besoin essentiel d’une organisation pour mener le développement de la wilaya. La confusion préside au quotidien du développement : les acteurs économiques travaillent en rangs dispersés, jaloux de leurs prérogatives et sans contrôle réel, les seules réunions de travail ou de suivi existant actuellement ne pouvant réaliser une coordination réelle. Il s’agit là d’une source de conflits, de retards, de surcoûts, d’inefficacité difficilement concevable. Ici, aussi, il appartient à l’Etat d’améliorer la coordination, l’organisation existant actuellement. Il ne manque pas de modèles ou d’expériences d’organisation dans le monde.

Un troisième volet de l’action de l’Etat pour la wilaya de Tizi Ouzou concernerait la formation : le système actuel, trop généraliste, obsolète, ne répond qu’imparfaitement aux besoins de l’économie régionale. La création d’une ressource humaine en phase avec l’économie régionale et la modernité nécessite une mutation des profils et des méthodes de formation. Cela passe, à notre sens, par le recours à des partenariats avec l’étranger.

Comment ignorer, enfin, mais cela est à présent connu, le mode de fonctionnement du système financier de la wilaya qui ne collabore que de manière accessoire au développement de la wilaya.

Avant tout, l’Etat devrait donc s’atteler à créer un cadre, un milieu, un environnement « porteur » de développement plutôt que de continuer à répandre des investissements colossaux qui profitent en priorité aux milieux informés et introduits. Cela contribuerait à une démocratisation de l’acte d’entreprendre qui bénéficierait à l’ensemble de la communauté.

En ce qui concerne les acteurs locaux, la mise en place d’un projet, d’une organisation, d’un milieu porteur, permettrait d’améliorer leur efficacité et de mettre fin aux comportements parasitaires et rentiers d’élus et de décideurs socioéconomiques publics et privés qu’on peut observer ici et là actuellement.

Entretien réalisé par M.A.Temmar

Partager