La douleur de l’exil et de l’arbitraire

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Le prince-président de la Seconde République, Napoléon Bonaparte, vient de se déclarer Empereur des Français par le coup d’État du 2 décembre 1851. Après son élection à la présidence de la République, Napoléon déclara : « Que les bons se rassurent et que les méchants tremblent ! ». La Constitution de 1848 a prévu un mandat présidentiel de quatre ans, mais n’admet pas dans l’immédiat une nouvelle candidature du président sortant. Que fera alors celui dont Alexis de Tocqueville disait : ‘’Il se fiait à une étoile ; il se croyait fermement l’instrument de la destinée et l’homme nécessaire’’ ? Les républicains misent sur l’impopularité croissante de la majorité conservatrice. Celle-ci, paralysée par ses divisions entre orléanistes et légitimistes qui interdisent dans l’immédiat tout espoir de restauration, est obligée de compter avec le Président. Une solution pourrait être de prolonger son mandat en modifiant la Constitution. Cependant, même si une campagne acharnée est menée dans tout le pays pour une telle révision, au niveau de l’Assemblée les choses sont plus corsées puisqu’un tel projet doit bénéficier des trois quarts des voix pour passer. Or, la composante de l’Assemblée ne milite pas pour un tel plébiscite. Il s’ensuivit une situation de blocage. Entre-temps, Louis-Napoléon assure ses positions et renforce ses relais au sein de l’armée ; le discours officiel présentait le prince-président comme le seul garant de la paix et de la sécurité. Le Président met ses hommes de confiance dans les postes les plus sensibles de l’administration. Appuyé par quelques fidèles, son demi-frère Morny, ministre de l’Intérieur, le général Saint-Arnaud, ministre de la Guerre, il prépare son coup d’État.

Le 2 décembre 1851, des affiches placardées de nuit à Paris proclament la dissolution de l’Assemblée nationale, le rétablissement du suffrage universel, l’état de siège et l’organisation prochaine d’une consultation électorale pour confier au Président le soin de préparer une nouvelle Constitution. Il y a eu plusieurs arrestations aussi bien dans les milieux conservateurs que dans les milieux républicains. En plus des tentatives de soulèvement à Paris, des groupes de républicains prirent les armes en province, particulièrement au Sud de la France : le Var, la Drome et les Basses-Alpes. La résistance fut brisée par l’armée et près de 10 000 personnes furent déportées en Guyane et en Algérie. D’autres opposants ou résistants ont été proscrits.

Le coup de force réussit puisque le 21 décembre 1851, le référendum octroya au Président le pouvoir de présenter une nouvelle Constitution. Ce qui sera concrétisé le 4 janvier 1852. La nouvelle loi fondamentale du pays s’appuie sur un césarisme présidentiel hypertrophié au détriment de l’Assemblée nationale qui voit ses pouvoirs réduits en peau de chagrin.

La population qui était éreintée par les troubles de la dernière décennie apprécia quelque peu la sérénité qui suivit la promulgation de la nouvelle Constitution. Napoléon a réussi à charmer, lors de ses déplacements à l’intérieur du pays, les masses et leur fit entrevoir progrès et salut dans le rétablissement de l’Empire. Le 7 novembre 1852, une loi senatus-consult rétablit l’Empire. Ce sera le Second Empire. Le prince-président devient Napoléon III. Dans sa vision d’une France forte où l’autorité et la discipline doivent être de mise, Napoléon III voulut communiquer directement avec le peuple. Il avait la conviction que toutes les structures intermédiaires ‘’déforment la voix du peuple’’. Ainsi, la vie politique était réduite à sa plus simple expression. Les républicains exilés en Belgique, en Suisse et en Angleterre diffusent une active propagande clandestine contre le nouveau maître du pays. Victor Hugo traitant le nouvel empereur de “Napoléon le Petit” fait partie de ces proscrits.

Bien que le Second Empire soit jalonné de réalisations économiques et urbanistiques et par une politique étrangère offensive, il n’en demeure pas moins que son autoritarisme a marqué profondément la vie politique et culturelle du pays. Parmi les victimes directes du bonapartisme, Victor Hugo est sans doute le cas le plus emblématique.

D’où viennent les Châtiments ?

Député à la Constituante, Hugo refusera de devenir ambassadeur à Naples ou à Madrid. En mai 1849, il est élu député de Paris. Ayant soutenu la politique du Président, il s’en éloignera vers le milieu de 1850. « Pour la première fois, il allait à contre-courant : au moment du coup d’État, il était devenu un républicain convaincu et un adversaire de toute dictature. Il tenta d’opposer la force à la force, de soulever l’opinion, d’organiser l’émeute. Mais les opposants jugés les plus dangereux avaient été arrêtés, et, d’autre part, il n’y eut pas de véritable sursaut populaire. Les tentatives de résistance furent vite et brutalement réprimées. Victor Hugo, déjouant la surveillance de la police- à moins qu’elle ne l’ai volontairement laissé partir-, quitta Paris avec de faux papiers au nom de Lanvin et se réfugia le 11 décembre à Bruxelles. Il était désormais un proscrit », écrit en introduction des Châtiments Robert Monestier. Ce recueil de poèmes exprime la douleur de l’exil et la trahison de la république et des libertés par le nouveau maître de la France.

En août 1855, Hugo quitte Bruxelles pour l’île de Jersey. Même si la nature sauvage apaisa quelque peu sa douleur, son sentiment d’exil s’en trouvera augmenté. Le ton satirique des Châtiments mêle le genre lyrique et épique. « On retrouve donc les sentiments ordinaires du lyrisme hugolien, mais présentés en général sous une forme violemment contrastée, le personnage de Napoléon servant chaque fois de repoussoir à l’un des thèmes qui exaltent le poète », ajoute Monestier. Dans une petite préface à l’édition bruxelloise (1853) des Châtiments, Hugo, pour informer le lecteur des passages expurgés de la première édition de l’ouvrage, écrit : « Pourtant, que les patriotes qui défendent la liberté, que les généreux peuples auxquels le force voudrait imposer l’immoralité, ne désespèrent pas ; que, d’un autre côté, les coupables en apparence tout-puissants, ne se hâtent pas trop de triompher en voyant les pages tronquées de ce livre. Quoi que fassent ceux qui règnent chez eux par la violence et hors de chez eux par la menace, quoi que fassent ceux qui se croient les maîtres des peuples et qui ne sont que les tyrans des consciences, l’homme qui lutte pour la justice et la vérité trouvera le moyen d’accomplir son devoir tout entier.

La toute-puissance du mal n’a jamais abouti qu’à des efforts inutiles. La pensée échappe toujours à qui tente de l’étouffer. Elle se fait insaisissable à la compression ; elle se réfugie d’une forme dans l’autre. Le flambeau rayonne ; si on l’éteint, si on l’engloutit dans les ténèbres, le flambeau devient une voix, et l’on ne fait pas la nuit sur la parole ; si l’on met un bâillon à la bouche qui parle, la parole se change en lumière, et l’on ne bâillonne pas la lumière. Rien ne dompte la conscience de l’homme, car la conscience de l’homme, c’est la pensée de Dieu ».

Dès novembre 1852, Hugo annonçait à l’éditeur Hetzel l’envoi prochain d’un recueil de 1600 vers sous le titre Les Vengeresses. Là-dessus, le gouvernement belge fit voter, en décembre 1852, la loi Faider, interdisant les publications injurieuses pour les chefs de gouvernements étrangers. Dès lors, plusieurs imprimeurs belges pressentis, se récusèrent. Entre-temps, le recueil atteignit les 6200 vers. Enfin, l’imprimeur bruxellois, Henri Samuel, publia simultanément, en novembre 1853, deux éditions de l’ouvrage : l’une où les invectives les plus violentes et la plupart des noms propres étaient supprimés, l’autre complète, mais portant la mention d’un lieu d’édition fictif (Genève et New York). Beaucoup d’exemplaires en furent clandestinement introduits en France. Après la défaite de Sedan (le 1er septembre 1870) et la chute de l’Empire (le 2 septembre), Victor Hugo, enfin revenu d’exil, prépara une réédition qui parut en octobre 1870 : elle reproduit le texte de 1853, augmenté de cinq pièces nouvelles : Au moment de rentrer en France.

Amar Naït Messaoud

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