Matoub :  »Je suis encore là »

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On croit voir des mères éplorées, des amants trahis, des tyrans furieux, furieux de n’avoir pas réussi à faire taire la voix de cet ovni de la chanson kabyle.

Un poète peut-il mourir ? Dans ce double album, Lounès Matoub, le Roi des aèdes berbères répond à cette question, posée par le même artiste en 1991, dans son album Regard sur l’histoire d’un pays damné. Sa voix résonnera en même temps aux quatre coins de sa Kabylie natale, qu’il a quittée prématurément et subrepticement la levée du blocage sur l’autorisation de parution, ici-même, dans son pays. La sortie d’un double album du Rebelle, enregistré lors de son Zénith de Paris le 17 janvier 1998, sera une tornade artistique. Ses fans, qui se comptent par millions, seront aux anges tandis que ses adversaires d’hier et d’aujourd’hui frémiront car ils n’ont pas réussi à faire taire Matoub même avec des balles. « Bien que la force ait fui mes membres, ma voix demeure, qui retentira : ils l’entendront », clame une fois de plus, avec une nouvelle version et un nouvel habillage musical, Matoub dans l’un des deux albums sortis chez Abeille Music.

« Azul fellawen arkuli, assegas ameggaz, je suis encore là une autre fois, merci d’être là, bonos ! », c’est avec cette phrase que Matoub accueille une nouvelle fois ses fans avec sa voix rauque et radieuse, malgré le poids de la tourmente et des blessures : plaies de l’âme et du corps. Ce n’est pas un hasard si la première chanson est intitulée Assirem (l’espoir). Matoub sait entretenir l’espoir même dans les épreuves les plus profondes. Il commence par l’espoir et termine par jour de fête, le titre de la dernière chanson de l’album. Entre les deux, Lounès (toute la Kabylie l’appelle familièrement par son prénom, abstraction faite de la différence d’âge et de classes), nous fait voguer dans son monde avec sa voix parlante qui a le pouvoir et le mystère d’agiter les cœurs et de bercer l’âme. Avec sa musique enchanteresse, on découvre que sa voix a un pouvoir encore supérieur à celui qu’on avait déjà éprouvé. Matoub s’adresse au cœur. Une sensation voluptueuse gagne le mélomane au fur et à mesure. A chaque phrase, une image prégnante infiltre l’esprit. L’allégresse d’écouter Matoub ne s’arrête point à l’oreille, il pénètre jusqu’à l’âme. Malgré le direct, Lounès chante avec un air décontracté, l’exécution coule sans effort avec une facilité déconcertante et un naturel charmant comme l’est son sourire, dessiné sur tous les portraits qui ornent les mûr de la Kabylie. Lounès est maître de sa voix, comme toujours. Il tire sans gêne tout ce que le chant et les paroles lui demandent. Aucune lourde cadence, ni pénibles efforts de voix ne sont perceptibles. Les airs sont agréables. Dans les chansons d’amour ou sur la vie, Matoub exprime merveilleusement, peint et excite le désordre des passions violentes et l’on oublie vite l’idée de musique ; on perd le fil du chant et l’on croit entendre la voix de la douleur, de l’emportement et du désespoir et celle de la colère et, on croit voir des mères éplorées, des amants trahis, des tyrans furieux, furieux de n’avoir pas réussi à faire taire la voix de cet ovni de la chanson kabyle. La voix de Matoub agit avec toute sa force. Impossible de rester insensible, on se laisse émouvoir, comme hypnotisé. Mais pour éprouver ces sensations, il faut être comme Matoub : sincère, sensible, fidèle, franc, honnête, émotif, généreux, etc.

Matoub proclame la plus tendre – expression de l’amour, notamment dans Tighri N’tagalt (La révolte de la veuve) :

Tu étais pour moi toute joie et tout plaisir ;

Aujourd’hui je suis en larmes ;

Mes yeux demeurent incrédules ;

C’est ainsi que je guetterai

Le moment où je me joindrai à toi

Pour ensemble vaincre l’effroi de la tombe.

La communion ajoute un grain de sel à la prestation majestueuse de Lounès. Quand, dans la chanson La gifle, il partage le chant avec son public, la réplique de ce dernier met du baume dans le cœur de l’artiste qui, ainsi revigoré, repart de plus belle et nous embarque, presque hypnotisés, dans sa randonnée interminable dans les méandres les plus reculés du cœur et ses raisons. Il rappelle que le cœur a ses raisons que la raison n’a pas, et qu’aimer ne consiste point à se regarder dans les yeux mais plutôt regarder ensemble dans la même direction. Même douloureux, l’amour chanté par Lounès est sublime :

Je redoute l’éclat du souvenir ;

Laissez- moi au bannissement

Afin d’oublier !

De l’amour révolu je suis captif ;

Je n’ai pu m’arracher à son étreinte ;

Il me lègue épreuves et souffrances ;

Où, comme un noyé, je m’agite

Pour Lounès, de l’amour à la mort, il n’ y a qu’un pas facile à franchir. Ceux qui sont morts à l’époque de l’absurdité du terrorisme sont immortalisés par cet homme au courage hors-pair. Prémonition due à la sensibilité extrême de l’artiste, il parle dans Kenza à la première personne du pluriel : « Kenza, ma fille, ne pleure pas,, la cause de notre trépas, c’est l’Algérie de demain… ». Comme à son accoutumée, Matoub n’épargne personne ; le pouvoir est vilipendé ainsi que les islamistes mais aussi ces soi-disant opposants kabyles que le pouvoir avait corrompu en 1986 en leur attribuant des locaux commerciaux et des logements à la Nouvelle-Ville de Tizi Ouzou. La chanson est reprise dans cet album : « Anwi iyumi fkan di Tizi, Tihuna d yexamen, Tahia a sidi lwali, yesganen iqbayliyen ».

Matoub administre une gifle cinglante à ceux qui l’ont traité de raciste avec cet hymne à Boudiaf, le Président assassiné, qui n’était pourtant pas kabyle. Matoub est le seul chanteur à avoir vanté les mérites de cet homme et dénoncé sa liquidation. Il est vrai qu’il avait et le talent et le courage pour le faire. Mais juste après cette chanson, il prédit dans Epreuves de la révolution :

Nous savons que lorsque le malheur aura pris fin

Feront la récolte ceux qui ont allumé l’incendie

Quant aux pauvres maudits,

Ils ne seront pas aux célébrations ;

La veuve esseulée se lamentera

Abattue, inconsolable à l’épreuve.

Mais Matoub restera éternellement l’Homme que Jean Jacques Rousseau décrit ainsi, comme s’il parlait de notre héros international : Toujours prêt à servir la patrie, à protéger le faible, à remplir les devoirs les plus dangereux, et à défendre, en toute rencontre juste et honnête, ce qui lui est cher au prix de son sang ; il met dans ses démarches cette inébranlable fermeté qu’on n’a point sans le vrai courage. Dans la sécurité de sa conscience, il marche la tête levée, il ne fuit ni ne cherche son ennemi.

On voit aisément qu’il craint moins de mourir que de mal faire. Si les vils préjugés s’élèvent un instant contre lui, tous les jours de son honorable vie sont autant de témoins qui les récusent.

Près de neuf ans après son assassinat, Matoub Lounès est plus que jamais le meilleur.

Il suffit de visiter la Kabylie profonde pour le constater. Lui seul sait nous faire pleurer et seul lui sait essuyer nos larmes. Dommage pour ses assassins et leurs complices ! En le tuant, ils ont certes privé la Kabylie de son visage irradiant, de son sourire fascinateur et de son humour caustique mais point de sa voix unique. Ils ont surtout exaucé son vœu de ne pas mourir de vieillesse ni de lassitude. Quelle destinée !

Aomar Mohellebi

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