Le Conseil des ministres du 27 septembre dernier a adopté un projet de décret portant création d’une Agence nationale d’intermédiation et de régulation foncière présenté par Abdelhamid Temmar, ministre de la Participation et de la Promotion des investissements. Cette agence aura pour mission d’établir et de réguler le marché du foncier dans une perspective de promotion de l’investissement. La ressource foncière est considérée comme un capital à côté des moyens humains, financiers et matériels qui conditionnent l’acte d’investissement. Dans notre pays, la plupart des projets d’investissement, particulièrement ceux ayant une certaine envergure, sont confrontés à la donne foncière dont la gestion manque visiblement de clarté et de rationalité.
Presque tous les secteurs d’activité, à un moment ou à un autre du développement et de l’expansion de leurs domaines d’intervention, sont confrontés à ce qui est vaguement appelé le problème du foncier. Qu’il s’agisse de bâtir des logements sociaux, un dispensaire, une mosquée, un lycée ou de chercher à investir dans l’industrie, l’agroalimentaire ou l’agriculture, l’écueil de l’assiette foncière surgit pour contrarier les efforts les plus déterminés et les politiques les mieux élaborées. Il constitue la hantise des commissions de choix de terrain au niveau des communes, des daïras ou de la wilaya.
Pour n’avoir pas été pris en considération à temps comme un des facteurs essentiels du développement économique du pays, le foncier a joué de mauvais tours pour de nombreux projets d’investissements nationaux et étrangers.
La nouvelle économie libérale qui consacre comme principe sacré le principe de la propriété privée est venue se greffer sur des structures sociales souvent archaïques. La meilleure illustration en est le statut du foncier en général et le statut des terres privées et des terres archs en particulier. Cette dernière catégorie-la propriété arch- est une véritable épine dans le fouillis des textes réglementaires relatifs au foncier. Des dizaines de familles représentant quelquefois des centaines de personnes revendiquent parfois une même parcelle indivise sans aucun document écrit (titre de propriété). Dans plusieurs communes d’Algérie, ce genre de situation surgit souvent lorsque un quelconque projet d’infrastructure est initié par les pouvoirs publics sur des terres privées même marginales. Le passage de gazoducs et oléoducs, la construction de barrages hydrauliques, les voies des grands transferts hydrauliques actuellement mis en œuvre dans plusieurs wilayas du pays, ont soulevé de multiples problèmes en valorisant des parcelles de terrain qui, jusque-là, laissées en friche. On a même assisté dans certains endroits à la plantation de ‘’dernière minute’’ d’oliviers sur l’itinéraire d’un futur gazoduc une fois que l’information a circulé sur le linéaire que va suivre cette conduite. Sans pourtant pouvoir produire aucune justificative de propriété, les auteurs de tels actes espèrent se faire indemniser par une politique de harcèlement où la municipalité, la daïra et la wilaya sont sollicitées pour appuyer des ‘’réclamations’’ de citoyens voulant tirer une rente d’une ancienne poche de terre laissée à la marge de tout investissement.
Le flou qui entoure la propriété arch est l’un des points faibles de la législation algérienne en la matière. Généralement, l’administration et les collectivités locales assimilent ce genre de propriété à un bien communal-en vertu d’une loi datant des années 1980 qui conforte cette vision des choses-, tout en évitant d’y envisager une quelconque transaction ou un éventuel investissement sachant pertinemment que cela engendrera une levée de boucliers de la part de dizaines de prétendants dispersés souvent aux quatre coins du pays et même à l’étranger.
Ainsi, des centaines, voire des milliers, d’hectares, parfois d’une terre de grande qualité, sont pris en otage à la manière des terrains de mainmorte appartenant aux habous ou aux communautés religieuses. Ces terrains sont mis dans une situation d’impasse où ni les prétendants n’y investissent ni les autorités ne peuvent en faire un objet de transaction pour en rendre possible l’exploitation. Une situation intenable qui ne profite à personne.
Quant à la propriété privée proprement dite, elle non plus ne manque pas de poser des problèmes entre particuliers (voisins, parents, co-exploitants,…) et entre particuliers et pouvoirs publics lorsqu’il s’agit des programmes d’aide à l’habitat rural et de soutien à l’économie rurale par le truchement de certains programmes de développement. Absence de titres de propriété ou d’arrêté de concession ou d’affectation, indivision, absence de dévolution successorale, tout un éventail de cas problématiques qui dissuadent les meilleures volontés portées sur l’investissement et le développement. Les voies imaginées par les municipalités pour contourner l’absence de titres de propriété ou les cas d’indivision (par l’établissement d’actes de possession, prescription acquisitive) ne vont pas sans accrocs ; en effet, dès affichage dans les mairies de telles procédures, des dizaines d’oppositions- fondées ou fantaisistes- pleuvent sur les services communaux. Et, dans ce cas de figure, les procédures de règlement et d’arbitrage sont tellement lentes et onéreuses qu’elles finissent par décourager tout le monde, y compris le plaignant qui introduit une opposition.
Les espoirs mis dans les opérations cadastrales sont relativisés par la lenteur des travaux de cet organisme public et par les moyens limités dont il dispose. Dans beaucoup de wilayas, la moitié des communes formant le territoire ne sont pas encore cadastrées. Il faut dire que même cette opération n’est pas exempte de contestations puisque les antennes régionales de l’ANC (Agence nationale du Cadastre) reçoivent des requêtes de citoyens à chaque passage de leurs services dans les communes.
Cet imbroglio juridique dans notre pays remonte au moins au temps de la colonisation lorsque les populations autochtones ont été dépossédées de leurs terres par les lois du senatus-consult à partir de 1863. Les terres relavant actuellement du domaine privé de l’État et du domaine public de l’État étaient des biens particuliers des Algériens avant ces fameux décrets. Aujourd’hui, les terrains domaniaux sont frappés du sceau des 3 ‘’i’’ : ils sont insaisissables, inaliénables et imprescriptibles. Après l’Indépendance, l’orientation ‘’socialiste’’ de l’économie avait fait l’impasse sur la propriété privée par l’opération de la collectivisation des terres. Les propriétaires privés sont presque ‘’culpabilisés’’ devant une situation de fait imposée par la politique du moment. Ce n’est qu’après 1990 que cette orientation commençait à être abandonnée à la faveur des réformes libérales qui ont touché tous les secteurs de la vie nationale. Il s’ensuivit alors une nouvelle vision des choses chez tous les acteurs économiques et sociaux.
L’émergence de conflits fonciers au cours de la dernière décennie est due à deux facteurs essentiellement : d’abord le retour à la terre en tant qu’activité économique créatrice de richesses après un abandon qui aura duré des années, voire des décennies pour certaines familles exilées dans d’autres coins du territoire national ; ensuite, la précarité du statut de salarié et la fermeture des entreprises publiques qui ont poussé des ménages à se fixer à la campagne et, partant, à se rappeler leurs anciennes propriétés ou des lopins hérités par simple dévolution coutumière. Or, une propriété, c’est d’abord des limites, un plan cadastral, une figure géométrique. De l’imprécision de ces limites ou de la volonté d’une autre partie à empiéter sur la propriété du voisin naissent des conflits inextricables qui traînent devant les tribunaux. Il est incontestable aussi que des appétits se sont aiguisés à la suite de la mise en œuvre de la politique des pouvoirs publics relative au développement rural ou des aides et des soutiens sont accordés pour la construction rurale, les forages et bassins d’eau, les plantations fruitières, les bâtiments d’élevage,…etc. Une grande partie de ces ouvrages exige que soit produit un titre de propriété du terrain sur lequel ils doivent être érigés. Cela a fini par provoquer des réflexes de régularisation de la propriété, processus qui, malheureusement, n’est pas bien huilé y compris dans les communes cadastrées. Des conflits interminables surgissent alors entre voisins, cousins et autres parents alliés. Des sommes colossales sont englouties dans les batailles de procédure faisant le bonheur des auxiliaires de justice (avocats, notaires, experts fonciers,…). À ce propos, notre appareil judiciaire est en train de faire face à des situations parfois inédites en matière de gestion et d’arbitrage du foncier. La formation de son personnel a certainement besoin d’être renforcée dans le droit foncier. Ailleurs, dans les pays développés, ce sont des tribunaux fonciers spécialisés qui traitent ce genre de dossiers.
Une gestion rationnelle du foncier agricole et urbain fait partie aussi du développement général du pays. Mieux, elle conditionne même sa dynamique dans le sens où les investissements nationaux et surtout étrangers ne peuvent se réaliser d’une manière confiante et stable que sur des terrains sur lesquels ne pèse aucun litige ou hypothèque.
Amar Naït Messaoud