L’écrivain et la mémoire

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Avant d’arriver à l’écriture, l’auteur fait l’école de la vie. Il est né le 28 août 1947, en pleine guerre d’Indochine et dans un après-guerre encore marqué par les horreurs du monstrueux conflit mondial qui venait de s’achever. De cette époque, dont son père, auquel il était très attaché, contribua longtemps à l’imprégner, une importante partie de son œuvre porte témoignage.

La fiche d’état-civil de Fajardie Frédéric, écrivain de son état, nous apprend qu’il a eu aussi une mère (ce qui, en y réfléchissant bien, n’est pas si inattendu). Ouvrière à l’âge de quinze ans, elle avait travaillé dans les filatures du Nord, avant de se consacrer au Basket-ball, en équipe de France.

Le père, quant à lui, était déjà un  » élément suspect ». Ce qui tendrait à donner raison aux tenants de l’hérédité. Socialiste, un brin libertaire, il militait pas mal. Avant-guerre, il avait participé au Front populaire ; puis, la guerre une fois là, il y prit part courageusement et s’engagea dans la Résistance. La vraie, sans tambours, ni trompettes.

Selon ce paternel anticonformiste, la vie est trop courte pour la perdre à essayer de la gagner en acceptant d’être l’esclave d’un boulot qui ne vous plaît pas. Attitude d’avant-garde, très en avance sur son époque. Après des hauts et des bas, revenu de pas mal de choses, il se reconvertit, la cinquantaine venue, en bouquiniste, pour son véritable plaisir.

Mais également pour permettre à la famille de survivre, sans déroger à ses principes.

« Notre situation était très irrégulière, rapporte Frédéric, mais, ajoute-t-il avec humour, nous n’avons jamais manqué de livres ». Son enfance, Frédéric la passe entre la rue de Tolbiac et la Porte d’Ivry, dans le XIIIe à Paris, à l’époque où cet arrondissement était encore l’un des principaux quartiers ouvriers de la capitale française. Quartier rebelle, quartier d’apaches, propice aux légendes et aux imaginations vagabondes.

Aujourd’hui, le coin a bien changé… Le quartier a connu des séismes, des glissements de terrain qui ont enseveli son passé et bouleversé son visage. Au nom de la rénovation, on en a chassé les ouvriers. Adolescent, Frédéric a vu les promoteurs démolir à coups de masse les lieux de la mémoire et de la nostalgie. Il a vu pousser, comme amanites phalloïdes après l’averse, des tours et des tours de béton. Puis sont arrivés les Chinois qui ont campé là. Mais le souvenir de son quartier d’enfance ne l’a pas quitté et ses rues, qui se prolongent jusque dans la banlieue sud, lui ont servi de cadre pour nombre de ses nouvelles.

Vers l’âge de douze ans, il se met à tenir un journal intime. Ce qui n’est pas si fréquent à l’âge où l’on s’écorche encore les genoux et surtout à l’époque de la télévision où les gens vivent si vite qu’ils n’ont guère le temps, ni le goût, de s’arrêter pour noter les événements et réfléchir. Mais, quand pendant une dizaine d’années, on écrit quotidiennement jusqu’à une dizaine de pages, on finit par savoir tourner une phrase, placer un point-virgule et croquer une histoire.

Son père ayant des difficultés à marcher à la suite d’un accident, le jeune Frédéric doit quitter le lycée, en classe de seconde, pour aller travailler dans la librairie et le seconder. Sans doute est-ce un peu là qu’il a contracté sa passion d’écrire. Mais de cette expérience lui vient aussi une durable colère contre l’injustice de la société qui l’a obligé à abandonner ses études, alors que s’il avait habité le XVIe et avait été le fils d’un notaire ou d’un notable, il aurait pu poursuivre sans encombre jusqu’à l’université. Car Frédéric a du goût pour les études.

Notamment les Lettres. Premier prix de Français, jamais détrôné, de la sixième à la seconde ! Ce qui traduit déjà un mauvais penchant certain pour la littérature.

De cette époque, Frédéric H. Fajardie, qui n’a « jamais pu encaisser la mentalité bourgeoise », a choisi son camp : le camp de ceux auxquels la société, telle qu’elle est organisée, cherche toujours à couper les ailes.

On ne s’étonnera pas alors, lorsqu’éclate Mai 68, de le retrouver du côté des insurgés. Mais ce moment de révolte, d’espérance et de fête, qui compta tant pour lui comme pour beaucoup d’autres, il ne le vécut pas dans le milieu des étudiants (milieu dont il avait été exclu), ni dans l’ivresse des grandes controverses théoriques sur les bancs des amphithéâtres de la Sorbonne. Son Mai 68 fut plutôt ouvrier et émeutier. Ce qui ne veut pas dire sans romantisme. Frédéric est de ceux qui ont éprouvé – quoique avec une certaine distance – la séduction exercée par le visage spartiate, pur et sans corruption, qu’offrait la révolution chinoise. Et par cette expérience aussi, sans précédent, de révolution permanente qui clamait son refus de voir le pouvoir des masses confisqué par des bureaucrates. Mais cette confiscation, cette manipulation de l’enthousiasme, il allait en faire l’expérience en assistant aux premiers craquements du gauchisme, au comportement de certains dirigeants, enfants de bonne famille, qui s’empressèrent de tout laisser tomber pour se faire une place dans la société.

Se retrouvant quant à lui sans diplôme et sans situation, après avoir exercé différents petits métiers alimentaires et participé de très près aux mouvements gauchistes du temps de ses vingt ans, Frédéric décide de reprendre ses études. À vingt-cinq ans, après avoir connu les CVB (Comités Vietnam de base, pro-chinois) et été militant communiste pro-chinois (maoïste) à La Gauche prolétarienne – La Cause du Peuple de 1969 à 1973 (service d’ordre et diffusion presse) et au « Secours Rouge » (service d’ordre), il passe le bac Philosophie en candidat libre, l’obtient avec la mention « Bien », s’inscrit à la faculté de Jussieu (Paris VII) où il avale, coup sur coup, licence de Lettres modernes, maîtrise de Sociologie et maîtrise d’Histoire, puis décroche un D.E.A. d’Histoire à l’École pratique des hautes études (dont sortira le commissaire Padovani) sous la direction de Marc Ferro.

Puis, cette question étant réglée, après avoir travaillé dans la librairie paternelle, enseigné l’histoire-géographie au lycée (dont il s’enfuit en courant, ne finissant même pas l’année scolaire),… il s’engage sérieusement dans son travail d’écrivain.

Mais c’est en 1974 qu’aura lieu la rencontre décisive pour sa vocation d’écrivain, avec Francine, une jeune attachée d’administration centrale au ministère de la Justice qui deviendra sa femme et la première de ses lectrices ; Francine à qui seront désormais dédiés tous ses livres et qui apparaîtra, en toute logique, dans ses romans en tant qu’épouse de son alter ego, le commissaire Padovani.

Pour la première fois, Frédéric H. Fajardie écrit pour quelqu’un en particulier ; c’est-à-dire, donc, pour tout le monde.

 » Sans elle, avoue-t-il, je n’aurais sans doute pas écrit autant.  »

C’est donc fin 1975 qu’il propose un premier roman noir : Tueurs de flics, écrit pendant l’été de la même année. Ne connaissant personne et n’étant connu de personne, il voit son manuscrit refusé, sans même avoir été lu, par tous les éditeurs auxquels il s’adresse. C’est la femme qu’il aime et qui l’aime, qui l’aide à ne pas perdre confiance.

Quand, finalement, ce livre peut paraître, en 1979, chez un minuscule éditeur, Tueurs de flics, polar parfaitement subversif dont l’écriture sèche et violente impose un ton inattendu dans le roman noir français, obtient un succès immédiat auprès de la critique et des lecteurs qui lui donnent raison.

À l’époque, le roman noir, s’il avait acquis depuis longtemps ses lettres de noblesse outre-Atlantique, restait en France encore un genre littéraire assez marginal. Donc relativement libre et peu codifié. Si Fajardie a investi le polar, cela résulte de sa part d’un choix délibéré, ce type de littérature lui paraissant être le seul moyen non seulement de parler de ce qui l’intéressait (les milieux populaires), mais aussi de toucher les lecteurs de ces milieux-là.

Avec quelques autres auteurs, il contribua fortement au renouveau du roman noir en France et à l’apparition de ce que certains critiques devaient appeler le  » néo-polar « . Mais très vite, le romancier acquit la conviction qu’il ne pouvait rendre vraiment compte du monde actuel, multiple, contradictoire et éclaté, qu’à travers un récit éclaté. D’où le recours à la nouvelle qui devint l’un de ses modes d’expression privilégiés.

En deux décennies, de 1980 à 2002, Frédéric H. Fajardie a écrit et publié plus de trois cents nouvelles. Une manière de record qui en fait sans doute l’un des principaux auteurs de nouvelles français. La nouvelle, aujourd’hui plutôt délaissée et réputée peu commerciale, a vu en France de belles réussites, dont l’exemple le plus célèbre est bien entendu celui de Maupassant. Aujourd’hui comme hier, la nouvelle, par sa concision même et le fait qu’elle offre à chaque fois en quelques lignes un univers complet, permet à l’écrivain, par d’autres moyens que ceux de la grande fresque romanesque, de brosser le portrait de toute une société. Elle lui permet d’assumer la tâche qui est, aux yeux de Fajardie du moins, sa tâche essentielle : témoigner du monde dans lequel il vit.

Plus tard, on pourra se reporter à ces nouvelles tendres et violentes, où se mêlent le rose et le noir, la brutalité des faits divers et la douceur de l’amour, la haine du racisme, de la bêtise, de l’humiliation et la sympathie pour les humiliés, les révoltés, les têtes brûlées. On y lira la barbarie d’une époque, la violence urbaine, mais aussi celle de la France profonde des bocages de Normandie ou d’ailleurs ; on y décèlera la fascination des contemporains pour la force et la technique, mêlés aux fantasmes et à la fantaisie de l’auteur, car les nouvelles de Fajardie, qui quittent parfois le sol de notre société pour vagabonder dans un univers d’imagination débridée, ne manquent pas de fantaisie.

Comme elles ne manquent ni d’humour de la langue parlée, ni d’amour pour la langue écrite.

Ses nouvelles, qui sont autant d’objets comme fignolés par un artisan expérimenté, témoignent de ce que pour lui l’écriture est un travail, un travail de haute précision qui réclame exigence, ténacité et une main suffisamment entraînée pour avoir acquis la dextérité requise.

L’homme excelle dans le genre noir, qu’il a contribué à renouveler et où son écriture nerveuse et serrée se met au service d’intrigues patiemment ciselées. Ce diable d’homme aux allures de timide, cet ancien adolescent un peu dégingandé, cet amoureux, ce grand sentimental, ce tendre voyou, a des mots qui vous sautent à la gorge.

Mais s’il mord, c’est par nécessité. C’est parce que, dans ce monde où nous sommes, l’homme est toujours, selon le mot d’Agrippa d’Aubigné, « un loup pour l’homme ». Et Fajardie n’a pas la vocation d’un écrivain domestique, d’un littérateur de bonne compagnie habitué à ronronner dans un salon, vautré sur un coussin de satin, à tendre la papatte à son maître. Le poil hérissé, il court les rues, il renifle les odeurs de l’époque, les bonnes et les terribles, il se mêle aux bagarres et il rapporte à ses lecteurs des nouvelles pantelantes, encore palpitantes et chaudes de vie et de vérité.

Toujours témoin de son temps, il écrira entre 1986 et 1991 une trentaine de « Point de vue » dans les colonnes de L’Humanité, tant « anti-Le Pen » que « anti-Mitterrand ». Il cessera cette activité car « le prix idéologique du fait d’inévitables concessions est finalement trop onéreux ». Deux ans plus tard, il reviendra à la presse écrite en tant que chroniqueur littéraire de Charlie-Hebdo, de 1993 à 1996. Le 4 décembre 1998, Frédéric H. Fajardie a été élevé au rang de chevalier dans l’Ordre des Arts et Lettres.

Et cette distinction n’empêche pas l’écrivain de continuer ses pérégrinations littéraires.

Farid Aït Mansour

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