La Dépêche de Kabylie : Vous travaillez, actuellement, sur la mise en œuvre d’une synthèse que vous intitulez Autopsia. Vous pouvez nous en dire un peu plus ?
Florent Marcie : Autopsia c’est le nom d’un livre sur lequel je travaille actuellement et que j’ai commencé il y a quelques années. C’est un condensé de réflexion sur l’information évènementielle d’aujourd’hui. L’idée de ce livre est apparue en plusieurs étapes. Au cours de mon travail, en allant dans des pays frappés par la guerre ainsi que d’autres par la famine, je me rendais compte que les images qu’on montrait de ces pays ne correspondaient pas à ce que je voyais sur le terrain. Ma découverte d’un pays ou d’une situation, je la retrouvais très rarement chez les médias. Quand vous discutez, par exemple avec un photographe sur les évènements qu’il a couvert, vous ne retrouvez pas cela, dans son travail, une fois qu’il est remis à la presse. C’est-à-dire qu’il y a un décalage entre ces deux propriétés.
Voulez-vous dire qu’il y a une certaine censure ?
Non ce n’est pas vraiment cela. Celui qui est sur le terrain, voit des situations très importantes, très intenses et souvent, il ne les reconnaît pas dans la publication de son reportage. La photo, par exemple, aura une légende qui signifie autre chose que la véritable information. C’est de la déformation de ce que vous voyez au cours du processus de l’information qui est, elle-même, une chaîne de travail où vous avez un cloisonnement d’étages. Souvent on arrive à une sorte de dénaturation de l’information. Sur cette situation dramatique, je m’interrogeais, comment faire pour raconter au plus juste et au plus prêt ce que je ressens, sachant qu’il n’y a pas de vérité parfaite sur un évènement. Chaque personne a une forme de perception par rapport à sa culture, à la technique qu’il utilise.
C’est une illusion de s’imaginer qu’on peut montrer exactement la chose. On est obligé de prendre une certaine réflexion a priori.
Donc, Autopsia est une Synthese de ce que, Florent Marcie, conclue de son expérience journalistique, voire documentaire ?
Autopsia veut dire en grec voir de ses propre yeux. C’est une autoréflexion de quelqu’un qui a fait un travail journalistique. Une analyse de processus de l’information, en prenant des exemples d’évènements.
Si vous regardez le monde aujourd’hui, par rapport aux évènements, depuis quelques années, avant 2001 et en particulier, après le 11 septembre de la même année, vous avez, soit une espèce de confusion où, vous ne savez plus, exactement ce qui vous arrive. On est tous sur le même bateau. Il y a plusieurs évènements et des situations très chaotiques. Tout le monde soupçonne tout le monde de manipulation. On se retrouve face à un paradoxe, on est dans un monde qui n’à jamais été autant informé que le nôtre mais qui est en même temps extrêmement dangereux, où finalement, on ne se comprend pas.
Vous avez parfois des évènements qui sont sous-estimés dans la réalité quotidienne. Si vous ne tenez pas compte de ce que vivent ces gens, vous allez être surpris de ce qui vont être prêts à faire d’ici 15 ans. Ce phénomène est généralisé, aujourd’hui. On se retrouve dans une certaine confusion. A mon propre niveau, c’est une chose qui m’a frappé dès la début de mon travail. Quand photographe débutant, je voyais les images filmiques commercialisées comme une simple marchandise, dans les agences de photos.
Quand est-ce que le livre sera disponible sur le marché ?
Je ne peux rien vous dire, il est en cours de finalisation parce que c’est un livre que je reprends à plusieurs niveaux. C’est un essai très complexe de réflexion historique. J’interviens en tant que Français principalement pour répondre à la question d’où vient la façon d’informer sur le monde. D’où vient cette technique de narration de description du réel, or ça ne remonte pas à l’information, puisque c’est un processus assez récent mais qui a des racines très anciennes que je retrouve chez les grecs. Je raconte comment ce peuple de l’Antiquité rapporte l’évènement. On s’informe sur les parents de l’information moderne, de ses techniques, d’où elles viennent, de quoi elles dérivent et comment on peut les comprendre aujourd’hui ?
Dans cette époque on trouve une sorte d’information mais qui est racontée de façon mythologique, il n y a pas forcement une rationalité d’analyse de vérification mais on a un processus qui apparaît petit à petit. Ce livre permet de réfléchir la parenté de l’information moderne.
Vous portez un grand intérêt au thème de la guerre, que ce soit dans le journalisme ou dans le documentaire cinématographique. Pourquoi ?
Forcément, quand je regarde mes travaux, la plupart parlent de ces questions. Quand on est jeune on a le goût de l’aventure, on a l’impression que si on part dans un endroit où il y a une révolution, on verra des choses plus intéressantes que celles l’on voie chez nous. Ce qui m’a incité à m’y intéresser, c’est répondre ou comprendre de près ce qui se passe réellement dans le monde même si on a eu d’intenses évènements durant les deux guerres mondiales au cours du 21e siècle. Je m’interrogeais où est passé l’expérience de ces phénomènes et comment se fait-il qu’il y a toujours des guerres après celles déjà vécues. Pour toutes ces raisons j’ai commencé à m’intéresser à ces situations. Je me rendais compte du décalage entre ce que je voyais et ce qui se racontait dans les supports des médias. La guerre est un processus radical qui pousse les choses à l’extrême et parfois ça rend, des situations, plus claires.
N’avez-vous pas réfléchis à réaliser un documentaire sur l’Algérie, particulièrement, dans cette dernière décennie qui a marqué l’histoire du terrorisme islamiste ?
Je suis venu la première fois en Algérie en 1989. A ce moment-là je suis venu en tant que touriste. Je suis revenu en 1991, entre les deux tours des élections. J’étais toujours photographe, en cette période. 1997, je suis retourné après l’affaire de Bentalha. Il est vrai que le terrorisme était présent mais je n’étais pas prêt à faire un documentaire sur la situation. Pour quelqu’un qui fonctionne à ma manière il était extrêmement difficile de travailler en Algérie à cette période. Les autorités vous demandent la vérification d’organe officiel et refusent d’accepter des indépendants tant qu’ils ne contrôlent pas la mission. Si on travaille pour un organe officiel, on n’est pas totalement libre, on est obligé de suivre un programme précis. La presse étrangère était escortée un peu partout, dans des endroits, frappés par le terrorisme. Qu’est-ce que quelqu’un comme moi peut faire dans des situations pareilles ?
Selon vous, à partir de quoi peut-on qualifier une œuvre d’engagée, dans le documentaire cinématographique ?
En vérité ce n’est pas tellement à moi de le dire. Une fois que vous finalisez le travail, votre film ne vous appartient plus. Vous allez le présenter à un public et c’est à lui de juger si c’est un travail engagé.
Qu’est-ce qui est plus difficile pour un cinéaste, travailler à partir de faits réels ou dans le réel ?
Je n’ai jamais travaillé à partir d’un fait réel mais à titre personnel je pense que financièrement, c’est à la fois plus dur de faire une œuvre de fiction à partir d’un fait réel parce que vous êtes soumis à un engagement financier très important. Vous n’allez plus être indépendant puisque vous gérez toute une équipe qui est une organisation avec des enjeux et des dépenses économiques. Dans le travail documentaire, qui est plus, mon travail, on ne rentre pas dans ces considérations. Mais, j’estime que dans le réel on est face à des situations plus exigeantes, crédibles. Rien ne peut dépasser le réel. Ce monde, dans lequel on vit, est sous-traité. Paradoxalement, il y a à la fois la surinformation et en même temps un sous-traitement des questions essentielles de ce monde. Le cinéma n’est pas capable, à mon avis, de traiter de ces questions. Il faut y travailler dedans. Je vous cite un exemple de la décennie du terrorisme en Algérie, vous n’allez pas travailler à base de rencontres restreintes avec des confrères où vous aurez par la suite une sorte de fiction mais vous allez devoir toucher du doigt, la peur, le stress, le traumatisme…
Vous êtes là, en Algérie pour présenter quatre projections dans le cadre, » Cycle Florent Marcie « . Avez-vous, à l’occasion, des projets de coopération avec des professionnels du 7e art ?
Je crois beaucoup à la transmission ou à l’échange d’expériences et d’un certain savoir en donnant des cours dans des ateliers. En parallèle des projections de documentaires programmés pour. Actuellement, à Alger on organise deux ateliers dont, « L’écriture documentaire ».
Les quatre documentaires que vous présentez évoquent, essentiellement, un seul thème. Pourquoi ce choix ?
C’est des films forcement complémentaires les uns les autres mais complètement différents et qui permettent d’éclairer certaines réflexions. La particularité de ces films, c’est qu’ils sont tous réalisés en autoproduction. Le premier film, Sous les arbres d’Ajiep a été réalisé au sud du Soudan en été 1998. Il raconte une gigantesque famine qui ravage le pays. La question que je me posais à cette période, c’est comment, c’est encore, possible de mourir de faim, dans ce monde ? Les chiffres qu’on donnait des innombrables morts, ne m’intéressaient pas. Je voulais isoler l’histoire de cette espèce de liste d’évaluation de ces victimes. Cela est dramatique, mais ne veut rien dire pour moi. Je voulais savoir physiquement et humainement, qui étaient ces gens ? Est-ce que je pouvais incarner ou rencontrer un homme ? Dans ce documentaire je me suis intéressé à un cas précis. Un travail sur le quotidien d’une maman avec ses deux enfants sur lequel je suis resté longtemps, tout en sachant que je ne pouvais, peut être pas le finaliser.
Qu’est-ce qui pouvait bloquer votre travail ?
Je ne sais pas jusqu’où, j’avais le droit d’aller. C’est très difficile de réaliser un tel travail, en sachant que les gens que vous filmez sont exposés à n’importe quel moment, à la mort.
J’étais dans un cas de conscience permanent.
Les trois autres films abordent-ils tous, le thème de la guerre ?
Oui, il y a Saïa, un film qui a été tourné en Afghanistan, en l’an 2000. C’est le pays où j’ai travaillé le plus régulièrement. Saïa veut dire les ombres en persan. Le film a été tourné la nuit, sur une ligne de front. L’idée, c’était d’arriver à raconter cet espace particulier en Afghanistan. Je ne m’intéressais pas à travailler sur la ligne de front où il y avait des Talibans. Je voulais décrire de façon sensorielle, pas forcément dans l’analyse, une impression particulière d’être dans un espace dangereux où vous êtes très proche de l’ennemi, dans une situation de guerre. Je voulais raconter aussi une certaine manière de lumière ordinaire, à travers le vécu de la population, qui vit depuis longtemps dans la guerre. J’étais, en cette période, avec les hommes du général Massoud et de l’autre côté ils y avaient les Talibans. Mon objectif c’était de filmer, dans la nuit, des images de guerre et assembler, le son des accrochages et des voix de ces deux ennemis qui s’insultaient.
Le Kiosque et la guerre, raconte l’Irak. Le tournage a été fait à Paris.
C’est un film qui est dur à regarder parce que c’est une œuvre intellectuelle. C’est un travail de réflexion. Une sorte de pamphlet, avec un traitement particulier sur l’évènement.
Il n’est donc pas adressé au large public ?
C’est vrai, il est moins grand public que les autres films d’une certaine façon mais en réalité il est accessible à tous.
J’ai effectué ce travail, à partir de France. Je ne pouvais pas le faire en Irak, car ça me posait les mêmes problèmes qu’en Algérie. Je voulais tout de même raconter quelques choses sur cet évènement. L’idée était de faire un film de l’absurde. Je filmais, dans un kiosque, les Unes des grands posters des magazines et journaux, parallèlement à la guerre de façon chronologique, du premier jour où les avions bombardaient l’Irak. Je ne filmais pas l’autre côté du kiosque, où les gens achetaient les journaux mais je filmais ce qui était exposé en vitrine. Vous avez des unes différentes où l’on parle de la guerre d’Irak à côté des magazines feminins. Cela vous fait un jeu de langage. Je ne veux transmettre aucun message, dans ce film, puisque c’est une réflexion sur l’information, elle-même. Si vous montrez l’importance de ce qui se passe en Irak et vous mettez au même temps une publicité de parfum à côté, vous allez détruire le sens de ce que vous voulez transmettre.
Itchkéri Kenti est un film que je présente récemment dans les salles de cinéma.
Du point de vu chronologique, c’est le premier film que je réalise. Je l’ai filmé en 1996, durant la première guerre en Tchétchénie. C’est un produit qui n’a été monté qu’en 2004. Après avoir effectué ce travail en Tchétchénie, j’ai gardé chez moi, des images d’une expérience très intense où j’ai rencontré un peuple extraordinaire. Ce petit peuple tchétchène. Je ne voulais pas, à l’époque, donner ce film à la télévision, en sachant qu’elle n’allait pas raconter l’évènement tel que je l’ai vu.
J’ai filmé dans Itchkéri Kenti, des histoires humaines extrêmement graves et importantes. Ce sont des archives avec lesquelles je ne pouvais faire du bâclage. Une fois assuré le financement du montage, j’ai reévoqué.
Après Alger, ce film sera projeté en février 2007 à Paris.
Propos recueillis par Fazila Boulahbal
