Quand le talent s’allie à la discrétion

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Prix Goncourt avec son roman intitulé Je m’en vais, l’écrivain français a sorti une autre fiction où il parle du musicien Ravel.

Ce texte de 124 pages, sorti aux éditions Minuit de Paris, est simplement intitulé Ravel. C’est une fiction envoûtante, tirée de l’histoire d’un homme connu. « Jean Echenoz appartient de plein droit à l’ère du soupçon et du tremblement. C’est son terreau, son pays, son horizon. Quand il a commencé à publier, à la fin des années 70, le temps des expérimentations et des systèmes s’essoufflait. On était fatigué, on n’y croyait plus. Quant à la théorie, elle collait de plus en plus mal au réel. Fallait-il dire adieu au roman ?”

On cherchait donc des moyens d’évasion, d’autres perspectives. Echenoz est parti à la découverte des siennes, sans quitter l’espace du roman. Voyageur assez solitaire mais pas du tout naïf, lecteur de Raymond Roussel et de Gustave Flaubert (pour ne citer qu’eux), il a détourné quelques conventions en usage dans le roman d’aventure, d’espionnage ou d’apprentissage, dans le récit sentimental, etc. A l’enseigne de Minuit, c’est-à-dire aussi bien à celle de Jérôme Lindon que de Samuel Beckett, il a ainsi construit son monde, non pas en réaction ou à l’écart de l’ordinaire, mais comme dissimulé entre les lignes de celui-ci. Il a surtout inventé sa « méthode ». Et aussi, c’est important et précieux, une certaine manière — comment dire ? modeste, attentive, ironique… — de se présenter, de parler de ses livres », estime le quotidien du soir le Monde.

Mais Jean Echenoz n’aime pas parler de lui, peut-être même n’aime-t-il pas parler du tout. Il écrit. Et laisse dire. Dans Lac (Minuit 1989), on peut lire: « On ne s’expose pas sans risque aux confidences comme à certaines radiations ». Lorsqu’en 1989 on lui demanda de rédiger son autobiographie pour une compilation d’autosatisfactions littéraires, il laissa paraître ce court texte: « Jean Echenoz, né le 4 août 1946 à Valenciennes. Etudes de chimie organique à Lille. Etudes de contrebasse à Metz. Assez bon nageur ». Comme dans les romans d’Echenoz, tout est presque vrai et complètement romanesque. Le nom est vrai, Jean Echenoz, mais il est né un an plus tard, ailleurs, à Orange, dans le Vaucluse, il passa une bonne partie de son enfance à l’hôpital psychiatrique d’Aix-en-Provence, non pas qu’on eût diagnostiqué assez tôt un penchant pour la fantaisie, mais parce que son père dirigeait l’établissement. Il fit des études de sociologie et de génie civil qui lui permirent par la suite, patience, de comparer la construction d’un pont à celle d’un roman. Jean Echenoz ne construisit jamais de pont. Il écoute plus de contrebasse qu’il n’en joue, quant à ses qualités de nageur, nous savons seulement que le professeur Belsunce, dans Lac, le titre était propice, travaille ardemment à l’invention d’une nouvelle nage, cousine de l’indienne.

Echenoz publia son premier livre à 22 ans, aux éditions de Minuit, auxquelles il est resté fidèle, et dès le Méridien de Greenwich, vendu à 400 exemplaires, il règle le problème du vrai et du faux page 220: « Il dévida tout un écheveau d’explications ou d’arguments d’où il était impossible de démêler le vrai du faux, en supposant ces catégories susceptibles à elles seules de partager strictement son discours en deux, sans qu’il subsiste un reste. » Depuis vingt ans, tous les deux ou trois ans, Jean Echenoz écrit discrètement un livre romanesque original dans ce « reste », cette marge inhabitée entre l’imaginaire et le réel, qu’il peut emplir de littérature comme on noircit les blancs d’une carte. Il dit qu’il écrit « des romans géographiques, comme d’autres des romans historiques ». Il présente ses quatre premiers livres comme des gammes, des exercices de littérature, comme autant de chefs-d’œuvre au sens que donnaient à ce mot les compagnons de jadis pour accéder par l’excellence à la maîtrise de leur métier.

Autant d’hommages aux livres dits « de genre », le Méridien de Greenwich, comme une imagerie du premier roman, celui qui veut tout dire de peur de ne pouvoir y revenir, Cherokee (1983), roman policier déhanché (qui reçut le prix Médicis et donna prétexte à un film qui ne lui ressemblait pas), l’Equipée malaise (1986) salue le roman d’aventure et Lac (1989) celui d’espionnage, genre « Samuel Beckett contre Docteur No ».

Trois ans plus tard, avec Nous trois, Echenoz considère que son apprentissage est derrière lui, il lance pour la première fois sous les yeux du lecteur un narrateur qui dit « je » (J-E, comme Jean Echenoz), mais c’est un leurre, celui qui dit « je” n’ai pas vu grand-chose et rien entendu”, disparaît dans le tourbillon du livre au profit des autres personnes conjuguées, puis refait surface (si l’on peut dire, on se trouve alors dans un vaisseau spatial), lorsqu’il est enfin concerné par l’histoire. Echaudé par l’expérience cinématographique de Cherokee, Echenoz a mis dans Nous trois de quoi décourager l’avarice des producteurs: un tremblement de terre de 7,9 sur l’échelle de Richter qui détruit entièrement Marseille et un voyage orbital, à 300 km de la Terre: Hollywood peut aligner les talbins. Avec les Grandes Blondes (1995), Echenoz pousse à l’extrême l’écriture à la première personne: le « je », redoublé par « moi-même », ne figure qu’une seule fois dans le livre, et encore, pour y avouer l’impuissance de l’auteur: « Moi-même, je ne sais pas trop », page 185. Ce jeu avec le “je” installe une complicité avec le lecteur, feint de faire de lui son égal, et le balade pour son plus grand plaisir entre vrai et faux, d’un continent à l’autre, entre l’effet de réel et l’évidence goguenarde de la littérature. En fait de roman géographique, on est servi, entre Paris, la Normandie, Madras et Sydney, plusieurs fois visités, on attrape le tournis, ce qui n’a pas l’air de déplaire à l’auteur.

Deux ans plus tard, avec Un an, Echenoz donne son plus court roman, avec, lui aussi, une seule indication de première personne, l’histoire de Victoire, une jeune femme qui, en une année, comme son nom ne l’indique pas, passe de la lumière à la misère dans une douce et triste résignation. Ce roman se passe derrière le miroir de Je m’en vais, il en est la face sombre et mystérieuse. Echenoz dit: « Ce sont deux livres indépendants, disons qu’ils se croisent, comme deux automobiles, ils se croisent et ne se reconnaissent pas ».

Dans Je m’en vais, Félix Ferrer s’en va. Il quitte Paris pour le Grand Nord canadien, tient une galerie d’art, se fait voler, a une attaque cardiaque, retrouve un bateau échoué plein d’œuvres d’art Inuit, ne meurt pas, quelqu’un d’autre meurt, il aime, n’aime pas ses amours, retrouve un assassin, bref, c’est un roman de Jean Echenoz, drôle et désabusé. Il y invente des noms, construit des adverbes, joue avec les différents points de vue des conjugaisons, et donne assez de preuves du réel pour nous faire croire à la littérature.

Rien de ce qui précède ne dit l’essence de la magie de l’écriture de Jean Echenoz. Et même si l’écrivain n’a pas à rendre compte de ses moyens, il nous faut dire le travail en amont de chaque texte, les milliers de notes qu’Echenoz prend et n’utilise pas, ou si peu, peut-être un pour cent, avoue-t-il, ses quatre ou cinq versions de chaque texte, ses voyages, ses rencontres, la vérité des détails qui permet la fantaisie du récit. Et son génie civil qui fait la beauté des ouvrages d’art dont on cache les fondations et la structure, ils paraissent légers jusqu’à la fragilité des âmes, avec la politesse de la drôlerie. Son dixième roman, Ravel, prouve avec éclat, et surtout d’une manière assez inattendue pour qui a pris l’habitude le lire, de s’installer dans ces histoires concoctées avec une minutie d’horloger-grammairien, qu’il n’avait pas encore ouvert toutes les portes, que les ressources de cette « vraie vie » (on y revient) n’étaient pas épuisées. Et que son art impeccable d’écrire est toujours aussi plein de souplesse, de finesse et de promesses.

Quand il rêve ou galèje, quand il ironise ou éprouve de l’angoisse, Jean Echenoz ne perd pas de vue cette vie concrète, la sienne, la nôtre, celle du premier venu surtout, de l’homme sans qualités. Même s’il la sait parfaitement insaisissable. Même s’il expérimente à tous les instants la légèreté de l’objet dont on peut se saisir, comparée à l’énorme masse de celui qui échappe toujours.

Des qualités, Maurice Ravel, musicien français, né à Cibourne (Basses-Pyrénées) le 7 mars 1875, mort à Paris le 28 décembre 1937, en a d’éminentes, de reconnues et dûment répertoriées. L’auteur ne les a nullement omises ou banalisées. Il est bien là le musicien de génie qui, à la mort de Debussy en 1918, est devenu la grande figure de la musique française.

Il est adulé — même s’il a raté quatre fois le prix de Rome —, invité et joué partout. Là également, son époque, ses amis, son frère. Là enfin, son apparence, ses traits de caractère, les Gauloises qu’il fume sans cesse, ses manies de célibataire, ses insomnies, ses costumes, cravates et pochettes, « ses chaussures vernies sans lesquelles il n’est rien », les voitures, les paquebots… Oui, tout est là, scrupuleusement décrit, nommé ; accordons à l’auteur, sur ce plan, une confiance illimitée : type de locomotive, turbine de bateau, modèle automobile… Mais nous ne sommes pas dans une biographie romancée du musicien, même pas celle des dernières années de sa vie, auxquelles Echenoz s’est attaché avec une sorte d’empathie et de distance interrogative — un peu comme s’il se regardait lui-même. Oui, la littérature oblige souvent l’écrivain à se poser des questions sur lui-même.

Farid Ait Mansour

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