Mouloud Feraoun a dit vrai

Partager

Par le docteur Mehenni Akbal

Feraoun aurait pu avoir quatre-vingt-treize ans cette année. Les quarante-quatre ans qui nous séparent de son assassinat ont fait de lui un ignoré. Il est supprimé des manuels scolaires. Insuffisamment étudié à l’université. Soufflé par le vent impétueux et cinglant de l’indifférence et de l’oubli. Tout laisse à penser que l’air du temps a eu raison sur lui. Le moment où il prendra à coup sûr une belle revanche sur tous ses détracteurs viendra. Il vaut beaucoup plus qu’eux.

Silence pour certains. Réjouissance pour d’autres. Complot ? Conspiration ? Difficile de répondre en l’absence de preuves tangibles et suffisamment administrées. Pas d’instructions écrites. Pas de lettres d’orientation. Pas de messages. Au ministère de l’Education nationale, on s’en défend. On vous dira que c’est le besoin de réforme qui a fait que… Mais le ministre démissionne. Le bouche à oreille aurait peut-être présidé à cette menée. Radio trottoir. Rumeurs. Disons que la calomnie et la diffamation font sens. Le mort en est victime.

Quarante années ont beaucoup d’importance dans la vie d’un homme. Elles ne représentent, par contre, rien pour un mort qui a laissé un legs d’une valeur universelle inestimable. Tout peut être recommencé. Tout peut se refaire. Tout peut se défaire. Tout peut se reconsidérer. Et, le jour viendra où l’ordre s’installera et où chacun reprendra sa place.

Au risque de verser dans la basse polémique, la mire est bien prise. Tirs croisés et feu à volonté sur ses détracteurs. Ils font dans la logique du consensus. Ils subissent l’injonction. Des soi-disant intellectuels qui, en quête de grâce et d’intérêts bassement matériels, font dans l’antichambre et dans la danse du ventre.

Vivant, le mort se serait défendu. Il aurait pu dire : nobles gens ! la parole ne vaut pas la plume. Les racontars n’équivalent pas le papier. Seul le papier a une valeur en matière de droit et d’histoire. Vous pouvez inventer toutes sortes d’histoires, mais sachez qu’il n’y a qu’une seule et unique histoire. Les menteurs peuvent spéculer à souhait et à merci, moi je m’en contrefiche. Leur parole ne tient pas et ne saurait tenir. Sachez qu’il faut savoir maîtriser la langue car elle n’a pas d’os et elle s’agite très facilement. Si vous m’avez montré mes limites, moi, en revanche, je suis en mesure de vous indiquer où sont les bornes. Il faut que vous sachiez que quand la langue est trop longue, les dents risquent de la mordre. Savoir parler et dire des choses censées sont plus utiles que de posséder toutes les richesses. La langue qui ne sait pas se retenir, ne peut plus rattraper ce qu’elle a dit. Sachez, nobles gens, que la mouche ne tue pas et n’a jamais tué personne mais elle écœure. Sachez, nobles gens, que bien que ma préférence aille à l’endroit de l’olivier, le lierre a plus de racines que lui. Ne le méprisez pas. Ne le sous-estimez pas.

Moi, pour ma part, je m’arrête à un constat : embrouille, cafouillis. Que chacun prenne ses responsabilités ! Mettons les mots sur les choses et les situations. Quelqu’un peut entrer dans la légende soit par ses courtisans et ses partisans ou par ses adversaires et ses détracteurs. En effet, plus il est détesté et contesté, mieux ça vaut. Plus il est apprécié et aimé, mieux ça vaut. La célébrité ne vient, par contre, jamais du mépris et de l’indifférence. Ils provoquent l’effacement. J’ajoute, signe et persiste. Dommage que même ses pairs et ses élèves l’aient peu servi. Pourtant, la longévité procure le recul dans l’analyse et dans l’appréciation, la froideur de l’esprit, le désintéressement et la reconnaissance. Mais partout, connaître n’est pas reconnaître, et vice versa.

Ceux qui n’ont pas d’œillères reconnaissent que les écrits de Feraoun ont bouleversé les âmes et les esprits. Qui a fait Feraoun ? Il s’est fait lui-même. Par le pouvoir d’une œuvre inachevée. Une œuvre avortée. Une œuvre assassinée. Ses idées, sa philosophie n’eurent pas besoin de relais, de réseaux de connivences, de collèges invisibles ou de cercles de la raison pour circuler. Elles rayonnèrent et finirent par s’imposer au fil des années, non sans force, parce qu’elles sont justes et vraies. Son œuvre est un fait de transmission symbolique à l’humanité tout entière.

Qui est Feraoun ? Un artisan du verbe. Un homme-verbe. Un homme-mots. Un affûteur des mots. Des mots chewing-gum. Des mots élastiques. En lisant son œuvre, une première impression se dégage : Il a une maîtrise parfaite de ses matériaux et de ses outils. Il a écrit dans un français excellent. Un génie littéraire talentueux. Aucune inspiration : tout était transpiration. Pas de métaphysique : tout était critique. L’œuvre de Feraoun forme les plus vastes archives que nous possédons sur l’humain en général et sur le Kabyle et sa nature en particulier.

Le fait historique ne saurait s’accomplir en dehors d’une nation matériellement identifiée, d’une culture clairement définie et d’une mémoire collectivement partagée. Feraoun était conscient que c’était dans tout cela que se situaient tous les enjeux. De la lecture de son Journal se dégage le caractère illégitime de la colonisation. Le fait national, il l’avait bien perçu et lui avait accordé tout l’intérêt qu’il requérait.

Feraoun avait fait un choix : rester parmi les siens. Partager leurs souffrances, leurs délires, leurs angoisses et leurs misères. Lui qui reçut la proposition d’accéder au Quai d’Orsay.

Démocrate, républicain et laïc, il l’était jusqu’à la moelle. Les rudiments de la première nature, il les avait tenus de ses ancêtres et des siens. De son village dont la constitution est très démocratique. * »Une démocratie aussi intégrale ne se retrouve guère en Europe que dans certains cantons suisses » (Martin, P. ; 1953). Dans son village, la vérité était mise aux voix. Elle résultait toujours d’un consensus. Les autres vérités qui venaient à s’imposer découlaient d’autres systèmes relevant d’un autre ordre. La seconde, en revanche, il avait pu l’acquérir grâce à ses lectures. Ne consacrait-il pas à Bouzaréah tous ses moments de loisirs à des promenades ou à des lectures utiles ? Il avoua lire beaucoup. Laïc : libre des conceptions religieuses ou partisanes. Feraoun comprit, approuva et adhéra. Il ne s’en cachait pas.

Ses œuvres sont des dissertations. On y trouve sincérité, émotion, sentiments et prises de position. Des lieux. Des dates. Des états d’âme. Des formes, des couleurs et des odeurs. Tout est dit du fond du cœur.

Feraoun le révolté. Devant la mort, la misère, l’asservissement. Il s’était dressé contre toutes les formes de totalitarisme. Contre l’arbitraire. Contre l’incommunicabilité des êtres qui engendre le crime, le meurtre et la violence. Contre l’absence de mots, de parole et de langage. Contre la solitude.

L’écrivain, sans ambition ni prétention, a rendu compte du vécu, du dit et de l’ordre établi. Si oubli il y a, il le fit volontairement. Il a même tu des fragments car ils furent et sont à l’origine de diverses tourmentes et de divers tourments. L’écrivain fut animé par le désir d’inspirer au lieu d’impressionner, de décrocher au lieu d’accrocher, de détacher au lieu d’attacher et d’émoustiller au lieu d’éblouir. L’écrivain restitua les faits et les choses simplement, innocemment et franchement. Il est de ceux qui tiennent un journal pour s’expliquer, se justifier, se dédouaner, se refaire une virginité. D’autres, pour se faire connaître. D’autres, par oisiveté. D’autres, pour régler des comptes. Tous ceux-là ne sont jamais à l’heure au rendez-vous. Ils ratent tout. Même leurs vies. Même les poubelles de l’histoire les rejettent, les refusent, ne veulent pas d’eux. Ils sont nombreux. Ratés de l’histoire, ils marchent en fonction de l’impact, du spot, de l’image, du performatif. Feraoun, par contre, a écrit pour rendre compte. Pour lui, écrire : un besoin, un devoir, une thérapie et une nécessité.

– Martin, P. ; En Kabylie, dans les tranchées de la paix, Récit, illustration photographique de Paul Lafon et Pierre Martin, Beyrouth, 1953.

M. A.

Partager