Sorti il y a deux ans en France, la Tache qui débute en pleine affaire Lewinsky est un roman qui retient l’attention. Philip Roth dresse une satire féroce des mœurs américaines. Un roman captivant et réussi. Il n’y a que deux sortes de lecteurs de Philip Roth: ceux qui l’adorent et ceux qui ne l’ont pas lu. La Tache est un roman qui ravira les premiers et ouvrira aux seconds les portes de la littérature. Philip Roth confirme ce que l’on supposait: il est un écrivain hors normes, plus puissant, plus libre, plus proche de la vie à chacun de ses livres.
Quel romancier est capable d’une telle vitalité? Son premier livre, Goodbye, Colombus, décrocha le National Book Award en 1959 et inaugura une série de romans burlesques et graves, délicieusement provocateurs: le scandaleux Portnoy et son complexe, mais aussi, plus récemment, Le Théâtre de Sabbath (qui lui valut un deuxième National Book Award en 1995) ou Pastorale américaine (prix Pulitzer 1998). En dévorant La Tache, satire au vitriol des mœurs américaines, on songe à la légende que Philip Roth a laissé construire à son propre sujet depuis trente-cinq ans: il serait cauteleux, misanthrope, un rien dépressif et détesterait par-dessus tout ces curieux qui viennent lui parler de ce qu’il a mis tant d’années à écrire. C’est beau, mais c’est faux. « Philip Roth est un séducteur. Poignée de main franche, sourire narquois au bord des lèvres, regard d’aigle dont on devine aussitôt qu’il peut caresser ou crucifier, l’homme possède l’élégance des géants. Il a préféré une rencontre à New York plutôt que dans sa ferme du Connecticut, où il vit la plus grande partie de l’année », raconte le magazine l’Express. Depuis le 11 septembre, Roth passe de plus en plus de temps à New York, « une ville fascinante, où désormais tout est possible » et où il conserve un pied-à-terre Uptown, loin de l’agitation branchée du Village et du « cirque touristique » qu’est devenu Ground Zero. Il ne faut rien dévoiler de la stupéfiante machination que Coleman Silk, le héros de ce roman, met en place pour devenir quelqu’un d’autre, pour changer de vie, pour changer de peau.
Excessif et mystérieux, prêt à tout pour démentir le destin, rebelle à l’ordre social, il butera pourtant sur l’irréductible bêtise de son époque: accusé par deux de ses étudiants d’avoir tenu des propos racistes, puis accusé de harcèlement sexuel sur la personne d’une charmante femme de ménage qui se définit elle-même comme une « petite salope toute gamine déjà », le respectable Coleman Silk doit démissionner.
Brisé, il raconte alors sa vie à un écrivain maudit, un certain Nathan Zuckerman… Philip Roth acquiesce lorsqu’on lui demande si Zuckerman est bien son double littéraire : « C’est un artifice, je le reconnais, il est présent dans beaucoup de mes romans comme un élément indispensable pour faire accoucher les personnages principaux de leur part de vérité. » Autre artifice, l’alternance parfaitement maîtrisée du comique le plus déluré et de la tragédie la plus sombre.
Philip Roth n’écrit pas des romans à thèse, et pourtant il invite à la réflexion en rendant furieusement contemporaines des problématiques millénaires. Changer de vie, est-ce trahir? Roth reconnaît bien volontiers que le premier romancier du monde fit de cette interrogation la trame du premier vrai roman de l’histoire de la littérature : Homère, dans L’Iliade, ne raconte pas autre chose que cette tentative désespérée de déjouer la courbe du destin.
Et ce n’est évidemment pas par hasard que Coleman Silk enseigne la tragédie grecque à des étudiants américains gavés de feuilletons policiers et de films porno. Roth sème les allusions mythologiques tout au long du récit de la chute de cet homme prêt à défier les dieux pour s’accomplir malgré eux. Mais ce n’est pas pour parler d’hier que Philip Roth lance le lecteur dans ce fulgurant labyrinthe. « Je sortais de Pastorale américaine, qui traite de la guerre du Vietnam, (…) J’ai épousé un communiste,qui parle du maccarthysme; je me suis demandé si j’étais capable d’écrire quelque chose de sensé sur une période qui n’était pas encore historique, sur la période que je vivais. Or nous étions en 1998… » Et 1998, aux Etats-Unis, n’est pas une année comme les autres. Voici comment Philip Roth la fait entrer dans l’Histoire : « En Amérique en général, ce fut l’été du marathon de la tartuferie: le spectre du terrorisme,qui avait remplacé celui du communisme comme menace majeure sur la sécurité du pays, laissait la place au spectre de la turlute ; un président des Etats-Unis, quinquagénaire plein de verdeur, et une de ses employées, une drôlesse de 21 ans folle de lui, batifolant dans le Bureau ovale comme deux ados dans un parking, avaient rallumé la plus vieille passion fédératrice de l’Amérique, son plaisir le plus dangereux, le plus subversif historiquement: le vertige de l’indignation hypocrite. » L’actualité est présente dans le texte. « Monica Lewinsky a révélé davantage sur l’Amérique que quiconque depuis Dos Passos et son éblouissante trilogie U.S.A. », explique Roth sans plaisanter. La volonté de pureté et son terrible cortège d’ombres, voilà le cœur de ce livre drôle et impitoyable.
Roth n’hésite pas à mettre l’Amérique face à ses démons. « Mais la crasse est innée, martèle Roth. Nous sommes la crasse. Nous ne sommes pas que cela, mais nous sommes aussi cela. Ces pulsions de pureté sont démentes, non? ». La Tache, c’est bien sûr la souillure humaine, ancrée en chacun de nous et qu’il nous revient de combattre si nous voulons prétendre à un semblant de liberté.
C’est aussi cette trace blanchâtre laissée par le liquide présidentiel sur la robe d’une stagiaire et qui déclencha chez les Américains une exubérante volonté de purification. Le parallèle, symbolique, n’est que trop évident. Il fournit son meilleur roman à un Philip Roth goguenard et fier du bon tour qu’il vient de jouer à son pays. Lorsqu’il écrit, il donne de l’importance aux personnages. « Il est essentiel de ne pas se tromper dans le choix du personnage lorsqu’on écrit un roman. Tolstoï choisit le personnage d’Anna Karenine, dont la vie va être détruite: il ne se trompe pas; un autre type de personnage, c’est l’erreur et tout devient très dur », estime-t-il. Finalement les quêtes du roman ne sont pas loin de la vie.
Farid Ait Mansour