C’est en 1943 qu’il naît à Colombo, Ceylan, colonie britannique. C’est le cadet de quatre enfants dont les parents, Mervyn Ondaatje et Doris Gratiaen, sont dissipés et joueurs. En 1954, à l’âge de 11 ans, il rejoint sa mère divorcée pour vivre en Angleterre, où il étudie à Dulwich. En 1962, il choisit l’émigration au Canada, d’abord Montréal, où il étudie à la Bishop University, puis Toronto, où son frère habite. Il écrit de la poésie, publiera en tout onze volumes (chez l’éditeur Coach House en premier) dont The collected works of Billy the kid (L’Olivier, 1998) et le récent Ecrits à la main. En 1976, son premier roman, Coming through slaughter ( Buddy Bolden, une légende), inaugure une méthode : réaliste et lyrique. En 1982, Running in the family (Un air de famille, L’Olivier) joue à l’autobiographie familiale, alors que In the skin of a lion (La peau d’un lion, Payot, 1989) arpente Toronto et ses bâtisseurs.
En 1992, avec le Booker Prize pour The english patient (L’homme flambé, en traduction française), il accède à la gloire mondiale. Sept années de silence romanesque puis son quatrième roman, Anil’s Ghost (Le fantôme d’Anil), où il retrouve le Sri Lanka en guerre, territoire des rêves. Il n’est guère étonnant que ce sang-mêlé de Michael Ondaatje, » du sang cinghalais, tamoul, hollandais, britannique ou burgher dans les veines « , avec ses yeux d’un bleu soutenu et sa peau mate, puisse se sentir parfaitement à l’aise dans la capitale chaotique et sans cesse croissante des émigrés :
Toronto. Des sikhs enturbannés, au vocabulaire anglais minimum, conduisent des limousines. Des chinoises du troisième âge s’improvisent gymnastes du dimanche sur une pelouse rapée. Il y a comme un air d’Italie sur College Street, mais, deux blocs plus loin, une église ukrainienne ouvre ses portes aux orthodoxes. Des grues, du béton, des rails de tramway, des jardins victoriens, une jeunesse à saisir, une terre économiquement friable.
» C’était la ville de toutes les occasions, la ville des migrants, le commencement radical pour quelqu’un comme moi, une sorte de sauvage « , soupire Ondaatje d’une voix chaude, étrangement feutrée, voilée, comme s’il devait mériter, d’une quelconque manière, sa réputation d’ours timide, rétif à l’impudeur. Ecrivain sans frontière, donc ? Apôtre de la » world fiction » ? Sans racines, alors ? Pas si simple de répondre. » L’écrivain est un funambule. »
Michael Ondaatje est un génie hors de sa bouteille. Il traverse les époques et les êtres. Il passe du bouddha enfoui dans la terre d’Anuradhapura aux rives du lac Ontario, du jazz Nouvelle-Orléans au Far West de Billy the Kid, d’une villa florentine décorée a fresco aux sables du désert libyen. Concentré du Nouveau Monde et de sagesse à l’orientale, dynamiteur des mythologies, lyrique mais méticuleux : tel se protège Michael Ondaatje, poète, prosateur, réalisateur de deux documentaires, éditeur de la revue The Brick reader, qu’il anime avec sa deuxième femme, Linda Spalding. On l’a rangé aux côté de Salman Rushdie et de Kazuo Ishiguro, parmi les » confettis » de l’Empire britannique. Il est davantage sri-lankais que Rushdie n’est indien. » Je me sens canadien, c’est-à-dire de nulle part. » On l’imaginerait volontiers en aède façon Rabindranath Tagore, en fakir pacifique, en mystificateur plus postmoderne que postcolonial. » Il a dans l’oreille les palabres des oncles et tantes, les chuintements de la sieste, les clapotis de l’eau « , estime le magazine le Point. De l’Angleterre, pays auquel le retient une soumission de colonisé, où il suit sa mère divorcée, il garde le souvenir d’une civilisation opaque : » Je n’aimais parler ni chaussures ni cravate. Il y avait un racisme latent, une culture écrasante à l’ombre de laquelle je ne pouvais éclore. » Deux mois par an, depuis 1978, où il y vécut une année sabbatique, il retourne au Sri Lanka, plonge parmi les siens, se rêve » écorceur de cannelle « , mais il sait ne pas appartenir à cette Asie qui, au milieu des années 80, bascule du paradis vers la guérilla ethnique et civile, entre Cinghalais, Tamouls et forces du gouvernement. Je suis étranger. Je suis l’enfant prodigue qui hait l’étranger, dit-il dans son autobiographie pudique, Un air de famille. A Toronto, mosaïque multiculturelle, si l’on adopte le jargon politique du Canada, sa différence s’estompe.
Au cœur de la foule bariolée, il travaille lentement. C’est un obstiné, un patient, le contraire d’un dilettante. Entre Le patient anglais et Le fantôme d’Anil, son dernier roman, sept années de recherche, une maturation quasi poétique, un « gueuloir » sous forme de magnétophone où il déverse à voix haute la version la plus satisfaisante de son livre, avant de se corriger inlassablement. Mais aussi des voyages, le Guatemala avec les French doctors, les dispensaires de Colombo, la lecture des rapports d’Amnesty International sur les civils massacrés au Sri Lanka, torturés, brûlés vifs. Son obsession ? La guerre. Il l’évoque ici, lyrique et réaliste, enveloppant, minutieux, jaugeant chaque mot. Avec son crépuscule d’une nation fratricide et ses larmes indiennes, ce roman donne le frisson. Il a l’ampleur et l’ombre, le mystère et la douleur qui furent les qualités du Patient anglais.
» Michael se situe dans la lignée des écrivains pacifistes. Il y a une morale dans son œuvre « ,
souligne Louise Denys, qui fut son éditeur chez Knopf Canada. Pacifiste ? Oui, mais alors à la manière d’un maniaque documenté capable de tout vous apprendre, dans Le fantôme d’Anil, de la fabrication artisanale d’une mine antipersonnel. Etrange duo que celui d’Anil Tissera, médecin légiste, née au Sri Lanka puis exilée dans le monde anglo-saxon, et Sarath, archéologue quinquagénaire proche du gouvernement, en mission pour l’Onu sur les routes interdites de Sri Lanka. Qu’y trouvent-ils ? Un squelette en partage, baptisé » Sailor » (marin), dont ils examinent os après os pour déterminer les conditions, le lieu, l’époque de la mort. Un ascète aveugle, épigraphiste de profession, qui se lave à grandes eaux dans un temple feuillu. Des traîtres, des innocents, des médecins à la limite de la sainteté qui opèrent de jour comme de nuit, des écoliers dont les têtes sectionnées ornent l’entrée du village. Un homme dont on a cloué les mains sur l’asphalte et qui dort. Ondaatje feuillette le catalogue des cruautés. » C’était une flamme lancée dans un lac d’essence endormi. Il avait vu des vérités morcelées afin d’être exploitées par la presse étrangère, accompagnées de photos sans rapport. » Du maquis inextricable de la guerre civile sri-lankaise, résumée en une strophe par le poète d’ Ecrits à la main (« Ceux dont les corps/n’ont pas été retrouvés « ), Michael Ondaatje a tiré une fable moderne sur la complexité de l’être. Une fresque platonicienne où les ombres de la caverne nous trompent en permanence. Une oeuvre sensualiste où la jungle verte recouvre le sourire du bouddha. L’oeuvre de cet auteur rappelle, à bien des égards, une certaine réalité que l’Algérie a vécue. Tout en refusant l’étiquette de romancier politique – sans doute une modestie d’artisan -, Ondaatje s’indigne : » Il ne s’agit pas seulement de Sri Lanka, que j’ai vu de l’extérieur, comme Anil, mais de toutes les guerres civiles. Combien de charniers au Rwanda, en Bosnie, en Algérie demeurent inexpliqués, sans auteurs ? Combien de manipulations médiatiques ? » Seul le médecin lui semble le héros de nos temps troublés, figure christique, baignant les innocents, pansant les plaies. La vérité ne sera ni dans la roche, ni dans le fémur, ni dans le pollen, ni dans aucun des principes humanitaires ou moraux. Anil sera sauvée par celui qu’elle croit corrompu. Le squelette anonyme aura un épiderme, un visage, un nom. Il y a un espoir, au fond de tant de noirceur. Dans les dernières pages, magnifiques d’émotion, quand l’ouvrier sculpte la face abîmée du bouddha, il sent sur sa peau comme un souffle, » la douce caresse du monde « . Un monde pourtant souvent fou.
Farid Ait Mansour