“Les Isefra de Si Muh U Mhend’’ de Arab Mohand Zine

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C’est au début du mois de juin 2006 que la maison d’édition ‘’Le Savoir’’, domiciliée à Tizi Ouzou, a mis sur le marché le tout nouveau livre écrit par Arab Mohand Zine intitulé sobrement Les Isefra de Si Muh U Mhend. Un titre simple qui pourrait faire penser à une éventuelle réédition des pièces du père fondateur de la poésie kabyle moderne. Il s’agit en fait de variantes que l’auteur du livre a eu l’heureux privilège de détenir au bout d’un long cheminement fait de recherche et de labeur. Comme il a eu à nous l’avouer, la recension de ce genre de productions ne risque de fléchir. Sous les multiples couches de découvertes réalisées par les premiers chercheurs en patrimoine, se terrent et se dorment d’autres pans toujours aussi précieux et aussi importants que les premiers. Les variantes et autres pièces inédites colportées par les diseurs et les diseuses de verbe en Kabylie ne sont valorisées que lorsqu’un ‘’oiseleur’’, pour reprendre une expression de Malek Ouary, vient les happer et les mettre sur cassette audio pour les faire passer, par la suite, à la forme papier. Ouary considère que la traduction est une sorte de mise en cage. Et mieux vaut ainsi qu’une perte irrémédiable. Mais, heureusement, la tradition vient d’être établie et loyalement suivie qui consiste à reproduire d’abord le texte original avant de passer à la traduction. Dans la plupart des cas, les deux versions sont consignées dans le même ouvrage. C’est le cheminement suivi par Arab Mohand Zine pour établir son édition que nous tenons entre les mains.

Une autre tradition a aussi fait son chemin : il s’agit de la classification thématique des pièces poétiques (amour, jugements, divers, fin). L’on comprend que, là, le souci est plutôt pédagogique que chronologique, entendu que notre poète a dit et psalmodié ses vers sans qu’une thématique particulière prévale dans une période donnée de sa vie. On peut même dire que Si Mohand a vécu, dans un entremêlement délirant, les affres de l’amour, les malheurs de la déchéance humaine, les mésaventures de l’errance et l’angoisse existentielle. Ce sont, en résumé, les épreuves de la vie et du temps, temps d’infortune et de déréliction mille fois maudi par notre barde.

On peut même rencontrer des strophes qui, à première vue, comportent des élans et des vocations contradictoires : amour et vie sainte, par exemple. C’est le cas ici avec la beauté de Djouher que le poète veut admirer et la promesse d’une visite pieuse au saint Mohand U Lmansur :

La route de la montagne est célèbre ;

La beauté y est abondante ;

Qui l’ignore se porte mieux.

Ldjouher se tenait à midi,

Embellie de henné doré.

Sa chevelure bellement peinte.

Ô cheikh Mohand U Lmansur,

C’est à Ldjouher que nous rendons visite.

Quant à toi, ce sera pour une autre fois.

Il est connu que la poésie de Si Muh U’Mhand est toute baignée dans le lyrisme. Même quand il a affaire à une situation où d’autres verseraient dans l’épopée, il trouve cette fabuleuse magie qui, du verbe lyrique et fortement gouailleur, fait naître une image épique :

France, je te souhaite la chute.

Et que tu t’écroules tout entière,

Puisque tu favorise les salauds.

Dans le bon vieux temps

L’argent était rare

Et le tissu était fort cher.

À présent que les étoffes sont viles

Quiconque s’habille élégamment.

Même les excréments fleurissent.

Depuis la monumentale œuvre de Mouloud Mammeri sur le maître de la poésie kabyle publié en 1969 aux éditions Maspero, les voiles qui recouvrent la personnalité, le parcours et la production orale de notre barde errant ont commencé à se dissiper progressivement sans que l’on puisse pourtant saisir ni complètement ni de façon sûre les contours et la profondeur d’une œuvre tentaculaire semée aux quatre vents sur la terre endolorie de l’Algérie du 19e siècle. Les quelques Européens qui ont pu approcher le verbe et la prosodie de Si Muh ont vite procédé à des comparaisons souvent hâtives et dictées par des besoins identificatoires. Ainsi, a-t-on parlé de Verlaine et de Rimbaud pour consacrer un poète du Parnasse kabyle. Le destin tragique de notre poète, le feu qui a rongé son être et qui fut à l’origine de sa vocation et le sort collectif peu enviable qui a frappé

la communauté à laquelle il appartient dessinent en fait un territoire de la tragédie kabyle à l’intérieur de la grande aventure du peuple algérien en ce siècle de conquêtes, d’expansion du capital au-delà des limites étouffantes que lui a réservées la révolution industrielle ; en ces temps aussi de bravoure, de luttes, de reniements et profondes remises en cause morales et sociales qui ont ébranlé les bases-mêmes de la cellule familiale, du village et de la communauté.

Comment peut-on prétendre épuiser un sujet aussi complexe, aussi fertile et également fuyant que représente la poésie de Si Muh U M’hend ? Comment peut-on réduire à quelques pages une vie entière consacrée exclusivement à dire en strophes- sur les chemins et venelles, sur les sentiers et raidillons, dans les cafés et les tavernes, dans les gares et sur les grands boulevards- les vraies peines et les factices joies?

Le legs de Si Muh prend décidément un aspect légendaire. Toute la génération de poètes et de chanteurs kabyles des années 60/70 se réclame, à tort ou à raison, de lui. Il est considéré comme la règle, l’archétype de la composition poétique kabyle. Bref, il est le Poète. Ce n’est pas sans raison que Mammeri mit en épitaphe de son livre sur Si Muh cette citation de Platon extraite du ‘’Banquet’’ : « Quand on entend d’autres discours de quelque autre, fût-ce un orateur consommé, personne n’y prend pour ainsi dire aucun intérêt ; mais quand c’est toi qu’on entend, ou qu’un autre rapporte tes discours, si médiocre que soit le rapporteur, tous, femmes et hommes, filles, jeunes garçons, nous sommes saisis et ravis ».

Les rapporteurs, il y en a eu du vivant du poète même. Aède errant, sans domicile fixe, personne ne pouvait prétendre avoir assidûment et régulièrement suivi la production poétique de Si Muh. Le nombre de rapporteurs s’est multiplié à volonté à tel point que de malencontreuses confusions ont émaillé certaines pièces passées de bouche à oreille et parfois même transcrites dans certains ouvrages. Mammeri a pu dégager le jeu prosodique de si Muh (rythme, alternances de rimes) qui permet, dans beaucoup de circonstances, de dégager avec une marge d’erreur infime les authentiques compositions de Si Muh.

C’est en écoutant d’autres rapporteurs que Mohand Zine Arab a pu ajouter des pièces à ce grand puzzle mohandien. Il l’a fait déjà pour des œuvres qu’il a mises en chantier sur d’autres personnages, à l’image d’un autre poète de la Haute Kabylie, Si Youcef Ulafqi, et qui demeurent dans ses tiroirs. Né en 1955 dans la région de Aïn El Hammam, Arab Mohand Zine a exercé en tant que photographe et opérateur projectionniste.

Il a taquiné la muse dès l’adolescence en composant des poèmes de son cru. Il se mettra plus tard à l’écriture romanesque, mais ses œuvres ne sont pas encore publiées.

Il passera le plus clair de son temps dans la recherche du patrimoine oral kabyle, allant des auteurs anonymes- qui ont produit des sagesses populaires, des proverbes et maximes, des apologues- aux noms les plus prestigieux de la poésie kabyle.

Le besoin de perfection et le souci de rassembler le maximum d’informations et de données sur les sujets qu’il aborde ont valu à Mohand Zine bien des retards dans la publication de ses ouvrages. Mais ce ne sont pas là les seules raisons. Le monde de l’édition l’a beaucoup désenchanté ; et pour cause. Depuis maintenant treize ans, un de ses manuscrits portant sur un inventaire assez large de proverbes et dictons kabyles (au nombre de 2700) moisit dans une maison d’édition berbère de Paris. Le débat sur la valeur de la traduction étant trop classique et sujet à forte controverse, il y a lieu de retenir ici surtout la matière première que sont les poèmes dits dans leur langue d’origine. La recension du patrimoine sous sa forme initiale étant la partie la plus précieuse- et la plus difficile- de l’entreprise. C’est le défi relevé ici par Arab Mohand Zine pour étoffer davantage la bibliothèque berbérophone qui a tant besoin d’ouvrages de ce genre.

Amar Naït Messaoud

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