Une vie entière consacrée à la recherche, au savoir, aux mots qui font progresser l’humanité. Parti, Djamel Eddine Bencheikh laisse une oeuvre qui parle pour lui.
Il savait aller à l’essentiel celui qui naquit le 27 février 1930 à Casa, au Maroc. Il avait également le sens des valeurs et surtout devinait rapidement les impasses: comme ce coup de force militaire de 1965 qui l’éloigne de son pays.
« Ce livre rassemble des réflexions sur le cheminement du poème. Je les ai écrites non pour théoriser mais pour observer les tourments de la création et ses modes. La poésie est un mouvement de l’être aux prises avec l’existence, non pas un commentaire du moment, un écho du périssable. Elle instaure une durée qui se refuse au morcellement. Ce n’est ni un bruit de foule ni une fuite vers l’abstraction. Elle s’inscrit dans la plus secrète des réalités. Le poème n’est pas cloué sans vie à la page, il s’arrime à toute lecture qui en est faite pour prendre de nouveaux départs. Il trouve en cette lecture des ondes qui le déroutent, déchiffrent ses rumeurs, le fixent à sa juste mesure. Il y croise les poèmes du monde pour s’en détacher ou se dissoudre en eux. Sa rumeur est singulière mais multiple. D’île en île, il vit dans le rêve d’être unique et l’impuissance d’y parvenir. Ces essais n’ont d’autre but que de livrer ce dialogue entre le poète peuplé d’échos indicibles et une écriture chargée de les saisir », dit-il de l’une de ses créations : Failles fertiles du poème.
Djamel Eddine Bencheikh était agrégé d’arabe et docteur ès lettres. Il a enseigné la littérature arabe médiévale et la littérature comparée à Alger, Paris VIII Vincennes, puis Paris IV Sorbonne. Il est notamment connu pour sa traduction, en collaboration avec André Miquel, des Mille et Une Nuits, dont une nouvelle édition de 1250 pages vient d’être publiée en France par Gallimard.
« Une traduction qu’on attendait depuis trois siècles », avait déclaré à Libération Claude Brémond, de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Car, rappelle le quotidien français, c’est la première traduction en français non censurée, complète, avec la totalité des 1205 poèmes, fondée sur l’édition de Bulaq, du nom de la ville égyptienne où le texte a été imprimé pour la première fois en 1835, et considérée comme la moins mauvaise et la plus cohérente des versions arabes.
L’écrivain était également spécialiste de la poésie arabe et avait rédigé une introduction aux Prolégomènes d’Ibn Khaldoun, l’un des plus importants fondateurs de la sociologie.
Auteur de plusieurs contributions à caractère
politique dans différents journaux et revues tels que Révolution Africaine, Jeune Afrique, Le Monde ou Le Nouvel Observateur, réunies en 2001 dans un recueil intitulé Ecrits politiques (1963-2000), Bencheikh avait notamment pris position contre le fondamentalisme islamique en dénonçant une « poignée qui parle au nom de l’Islam de telle manière qu’elle est en train d’approfondir l’incompréhension entre les Musulmans et l’Occident ».
Parmi ses ouvrages, on trouve Les poésies bachiques d’Abû Nuwâs (1964 ), Le rationalisme d’Ibn Khaldoun (1965), Le Voyage nocturne de Mahomet, suivi de l’Aventure de la parole (1988), Poétique arabe : essai sur un discours critique (1998), Rose noire sans parfum, chronique d’un vrai faux prophète (1998).
Bencheikh a également publié 13 recueils poétiques depuis 1981 dont Le silence s’est déjà tu (1981), L’Homme poème (1983), Les Mémoires du sang (1988) et L’Aveugle au visage de grêle (1999). Les éditions Tarabustes ont publié, en 2002 et en 2003, deux volumes des œuvres poétiques complètes.
« Je voudrais que l’élan soit semence, lacérant les apparences, dépolissant le faux enduit, voilant tout essai d’imposture, renaissant à chaque rencontre, ouvrant poème à frénésie », écrivait-il. Il était pour la renaissance et la rencontre.
« Je voyagerai donc immobile, jetant ma défroque à la cendre, emmêlant l’endroit et l’envers, pour relancer mes mots bleuis, dans la profondeur qui engendre la marée du sens », ajoutait-il. La profondeur de l’Homme c’est souvent son humanisme. Djamel Eddine Bencheikh en avait beaucoup. Pour cette raison, et bien d’autres, revisiter l’oeuvre de ce poète peut s’avérer d’une importance indiscutable.
Farid Ait Mansour
