Fiction et lucidité

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Jean de La Fontaine est né à Château-thierry, le 7 ou le 8 septembre 1621. De ses parents nous ne savons presque rien, sinon qu’il ne les a pas connus jeunes. Françoise Pidoux, sa mère, approchait, semble-t-il, de la quarantaine en 1621; de bonne maison poitevine, veuve d’un riche marchand de Coulommiers, elle avait déjà une fille d’un premier mariage. Charles de La Fontaine était, sans doute, au moins aussi âgé que sa femme. Maître des eaux et forêts et capitaine des chasses, il habitait dans le beau quartier de Château-Thierry, une demeure construite sous Henri II, qui subsiste encore, mais défigurée. Telle que la décrit l’inventaire de 1676, elle devait être plaisante et cossue, entre cour et jardin, avec ses deux ailes à tourelle. Les La Fontaine faisaient figure dans leur petite ville. Un cadet était né en 1623. Aux confins de la Champagne et de l’Ile-de-France, sur la route qu’ont suivie au cours de l’histoire tous nos envahisseurs, Château-Thierry déploie au-dessus de la Marne sa grâce paisible et menacée. Enfant et adolescent, La Fontaine vit sa province tour à tour ravagée par les Lorrains, les Espagnols, les Allemands qu’on appelait alors les Wittenberg. Mais les “rieurs” n’étaient pas longs, chaque alerte passée, à se retrouver au carrefour du Beau- Richard pour échanger de gaillardes histoires. Le poète apprit de bonne heure que la vie est dure, que les plaisirs sont courts, et qu’il faut se hâter de cueillir ceux que l’occasion peut mettre à portée de notre main. Sur ses études, qu’il dut faire à Château- Thierry d’abord, peut-être ensuite à Paris, rien d’assuré. Toutes traces de lui disparaissent quand soudain, nous avons la surprise de le retrouver novice à l’Oratoire. Les Annales de la Congrégation nous apprennent qu’il y est entré le 27 avril 1641. Le futur auteur des Contes se croyant à vingt ans la vocation sacerdotale, cette méprise a paru plaisante. Aussi se hâte-t-on de rappeler que son noviciat n’a pas duré dix-huit mois et qu’il se vantait dans sa vieillesse de l’avoir passé à relire l’Astrée. Ce qui est remar-quable pourtant, ce n’est pas qu’il ait quitté l’Oratoire, toute chaîne lui était odieuse et jamais il ne put se fixer nulle part, c’est qu’il ait pris un jour, librement, la décision d’y entrer. Qui l’y contraignait ? En effet, Françoise Pidoux est, sans doute, morte à cette date. Quant à Charles, il devait souhaiter que son aîné lui succédât dans ses charges. Bien plus, il avait la passion des vers, et c’est lui, selon Perrault bien informé, qui aurait «exigé» de Jean «qu’il s’appliquât à la poésie». Voit-on le bon vieillard se débarrassant d’un fils en qui il plaçait tous ses espoirs? Que La Fontaine ait cédé en cette affaire à quelque influence qui nous échappe, rien de plus vraisemblable. Le parti qu’il prit sans contrainte n’en éclaire pas moins certains aspects de son âme changeante. Parmi tant d’inclinations diverses, il y avait en lui — et son œuvre le prouve assez — un penchant à la méditation, à l’examen intérieur. Pourquoi s’étonner que le mirage d’une vie retirée, abritée, ait pu un moment le séduire? Le regret de n’avoir pas suivi l’élan de sa vingtième année perce dans les plus beaux vers de son Saint-Male, si méconnu; il est plus sensible encore dans la dernière de ses fables. Une épître de Maucroix nous apprend que vers 1646 La Fontaine fréquente à Paris un cercle de jeunes poètes familiers du Palais : les Chevaliers de la Table ronde. Lui-même pourra bientôt porter le titre d’avocat en la cour du Parlement. Ce qui ne prouve pas, sans doute, qu’il ait étudié le droit avec grand sérieux. Au moins en saura-t-il le jargon ? Les Fables l’attestent. Dix ans plus tard, Jannart, homme sage, lui confiera les intérêts qu’il a en Champagne, et ce sera à bon escient : les lettres d’affaires que La Fontaine lui écrit alors, le montrent précis, prudent, avisé, et rendent bien invraisemblables tant de bévues et pas de clerc qu’on lui prête. L’épître de Maucroix et quelques autres que nous a conservées le recueil marbré de Tallemant nous font assister aux séances que tiennent nos Chevaliers, le jeudi, dans l’après-dînée peut-être, chez Conrart. Chacun y donne lecture de ses ouvres nouvelles. La Fontaine rimait déjà à l’Oratoire, s’il faut en croire Brienne; mais le dessein de courir la carrière des lettres, c’est bien, semble-t-il, dans cette académie palatine qu’il l’a formé, parmi les jeunes camarades de belle heur que nomment nos épîtres, Maucroix, Pellisson, Furetière, Cassandre, Charpentier, Tallemant, Antoine Rambouillet de la Sablière. Les amis de sa vingt-cinquième année resteront ceux de toute sa vie. Il se brouillera seulement beaucoup plus tard avec Furetière. C’est là «son groupe», eût dit Sainte-Beuve. Et ce groupe a ses protecteurs, déjà célèbres, qui seront précisément les premiers Mentors de La Fontaine, Patru, Conrart, Chapelain, Gombauld. L’amitié lui a révélé sa vocation, comme elle lui inspirera ses plus beaux vers. La légende, qui enveloppe de fables une âme de vérité, a longtemps placé La Fontaine dans un groupe destiné à plus de gloire. Le jeune génie a lié avec Molière, Racine et Boileau “une espèce de société”, estime un critique français. Pourtant, il a applaudi le premier à Paris et à Vaux; vers la quarantaine et dans sa vieillesse, il a été l’un des familiers du second; avec le troisième enfin, il a entretenu des relations plus ou moins lâches tout au long de sa vie littéraire; mais qu’une question de poétique s’élève, ils entrent aussitôt en désaccord. Il ne suffit pas de dire que quinze années les séparent : leurs génies mêmes sont antipathiques. Presque tous les amis de La Fontaine seront des ennemis de Boileau.

En 1647, à vingt-six ans, il épouse Marie Hé-ricart, qui en a quatorze et demi. Sa naturelle inconstance ne pouvait s’accommoder de la vie conjugale. Il n’est pas sûr pourtant que le ménage n’ait pas eu sa lune de miel. On a confondu parfois la séparation de biens, intervenue d’un commun accord en 1659, avec la séparation réelle qui ne se produisit, semble-t-il, qu’après vingt-cinq ans de vie commune. Encore, dans sa vieillesse, le poète, qui revenait souvent au pays natal, paraît-il s’être rapproché de sa femme. Une lettre de Racine nous apprend qu’à Château-Thierry, Marie, grande lectrice de romans et de vers, prenait part aux séances d’une petite académie. Elle y fera lire, sans doute, les lettres enjouées que Jean lui écrira à chaque étape de son voyage en Limousin. Relation d’un voyage de Paris en Limousin. On l’imagine aussi tirant fierté des premiers succès de son mari à la cour de Vaux. Mais de l’influence qu’elle put avoir sur lui, tout nous échappe. Dès 1652, La Fontaine achète une charge de maître particulier triennal des eaux et forêts. A la mort de son père, six ans plus tard, il héritera de lui deux charges analogues. Il les a exercées toutes trois jusqu’en 1671, où elles achevèrent de lui être remboursées, pas plus négligent, sans doute, que la plupart de ses confrères. Pendant vingt ans, dans la diversité des heures et des saisons, il a parcouru en tous sens les bois qui s’épaississaient alors autour de Châ-teau-Thierry, présidant aux coupes, veillant à l’observation des édits sur la pêche et la chasse, enquêtant, jugeant, verbalisant. Il ne se contente pas d’observer les paysans de loin, en rêveur ou en moraliste; il entre dans leurs chaumines saccagées par les bandes pillardes, recueille leurs confidences. Il épie les mille «inventions» que fournit aux bêtes «Nécessité l’ingénieuse». Il voit vivre les arbres, chacun selon sa loi. Il maudira, dans l’Homme et la couleuvre et dans Le Philosophe scythe, le «rustre» et le nigaud qui les mutilent. Entre les poètes de son siècle, il est le seul que le long exercice d’une charge ait ainsi mêlé aux réalités de la vie rustique. Déborde toutes les formules par lesquelles on essaie de la définir.

«La vieille Madame» était morte en 1672. La Fontaine devient, l’année suivante, l’hôte de Mme de La Sablière qui, dans son salon de la rue Neuve des Petits Champs, reçoit une brillante compagnie où se mêlent mathématiciens, physiciens, astronomes, géomètres, médecins gassendistes, voyageurs et hommes de plaisir. Des perspectives nouvelles se découvrent à son esprit. Il «fait son miel» de tant de propos entendus, et les deuxièmes Fables lentement se préparent. Elles paraissent en 1678 et 1679 dans un recueil en cinq livres, les livres VI à XI des éditions modernes. La Fontaine est maintenant maître de tous ses dons et au sommet de son génie. Vers 1674, il a fait partie, avec Racine et Boileau, du petit groupe de poètes que protègent Mme de Montespan et Mme de Thiange. Elles l’engagent à composer un livret d’opéra pour Lulli; il écrit sa malheureuse Daphné que le Florentin refusa. Ce sera entre eux l’occasion d’une folie passagère. Il n’en mettra pas moins un autre livret sur le chantier, Galatée, qui restera inachevé. On admire dans les fables un vrai génie dramatique ; or le théâtre n’a jamais valu à La Fontaine que des déboires. Un essai de tragédie, Achille, n’ira pas au-delà du second acte. Mais le pis est qu’après sa mort, l’imposture des libraires mettra à son compte cinq méchantes comédies de Champmeslé, le mari de la comédienne. Quand on veut fêter La Fontaine, on joue encore aujourd’hui, même sur les scènes officielles, cette plate Coupe enchantée, tirée de deux de ses contes, et dont pas une ligne n’est de lui. Vers 1680, Mme de La Sablière, convertie, émigre rue Saint-Honoré et loge le poète dans une maison voisine. Mais elle ne quitte guère les hôpitaux où elle soigne les grands malades. La compagnie de la rue Neuve des Petits Champs s’est dispersée. Alors commence la vieillesse d’une «âme inquiète». Il n’y a pas de société que ne recherche cet amant de la solitude et où il ne soit recherché. Il fréquente des gens d’église, les uns graves comme Bouhours et Rapin, les autres folâtres comme Vergier et Chaulieu. On le voit au tripot, au cabaret, dans les coulisses, au Temple où le Grand Prieur tient table ouverte, dans l’atelier de ses amis Troyens, le sculpteur Girardon et le peintre Mignard, dans la pieuse maison de Racine, dans le jardin de Boileau à Auteuil. Il encense le roi, son fils, son petit-fils, ses maîtresses rivales, Montespan et Fontanges, mais il reste fidèle à tous les disgraciés du règne, aux Contis, à Marianne, à Saint-Evre-mond. Il apaise d’un bon mot, à Chantilly, les colères du grand Condé, écrit de longues lettres à ses amis d’Angleterre, chaperonne Mme Ulrich, s’attarde chez les d’Hervart à Bois le Vicomte, va retrouver Maucroix à Reims et même, en passant, sa femme à Château-Thierry. Il est partout, presque en même temps.

En 1683, il est élu académicien, non sans résistance, à la succession de son vieil ennemi Colbert, le persécuteur de Fouquet. Le jour de sa réception il donne à ses nouveaux confrères la primeur de ce Discours à Mme de La Sablière où il confesse son «inquiétude», sans promettre de s’en guérir. Jamais encore il n’avait été si avant dans la connaissance et l’analyse de lui-même. Quand éclate le scandale soulevé par la publication du Dictionnaire de Furetière, il prend parti contre ce camarade de sa jeunesse avec une fureur imprévue. Dans la Querelle des anciens et des modernes il sera plus prudent. Non qu’il renie ses chers anciens; mais peut-il se liguer contre Perrault, son ami, avec Boileau qu’il n’aime guère?

Les recueils qu’il publie en 1682, en 1685, le montrent plus que jamais «papillon du Parnasse». Tout l’attire, et il «tente tout, au hasard de gâter la matière». Philémon et Baucis, Les Filles de Minée sont des poèmes ovidiens pleins de charme. Mais quelle idée d’aligner trois cents vers laborieux pour célébrer le quinquina, fébrifuge à la mode !

A la fin de 1692, il tombe «dangereusement malade». Depuis longtemps des amis le pressaient de régler ses mœurs, de finir en bon chrétien. Un jeune vicaire de Saint -Hoche lui fait promettre de ne plus écrire que des œuvres de piété. En février 1693, il fait confession de ses fautes devant une députation de l’Académie. Mme de La Sablière était morte en janvier. A peine rétabli, il va loger chez les Hervart, rue Plâtrière. L’année suivante, paraît le dernier livre des Fables. A celles qu’il avait déjà publiées dans le recueil de 1685, il ajoute les apologues que Fénelon l’a prié de composer pour le duc de Bourgogne. Son esprit n’a pas vieilli, comme l’attestent les lettres qu’il écrit à Maucroix et surtout son admirable paraphrase du Dies irae. L’immense écrivain meurt à Paris le 13 avril 1695.

Yasmine Chérifi

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