Objectivité et passion pour les causes justes

Partager

Il est des écrits publiés dans la presse qui prennent valeur de témoignage, de repères de référence et de sources pour l’histoire. Sur ce plan, ils ne diffèrent pas beaucoup de livres consacrés à la même matière avec l’avantage de l’immédiateté qui les projette au-devant de l’actualité après qu’ils eurent, eux-mêmes, jeté les faits et dits dans l’agora. André Malraux, François Mauriac, Jean Lacouture, Albert Camus, Jean Daniel et d’autres plumes qui ont marqué leurs temps ont non seulement rapporté et analysé des faits, mais ils ont aussi agi sur le cours des évènements par leurs paroles écrites, leurs prises de position et leurs manières de penser.Des faiseurs d’opinion, ils le sont ; mieux et plus que cela, ils ne se contentent pas de former l’opinion dans le sens traditionnel du terme pour l’acquérir à une idéologie ou obédience qu’ils jugent justes ; leur aura, assise sur une honnêteté intellectuelle à toute épreuve et un esprit d’objectivité le moins aléatoire possible, font d’eux des conseillers “informels” des princes et des vizirs. Un édito ou une analyse de Jean Daniel ou de Lacouture ne peuvent passer inaperçus ; ils sont lus et commentés chez les états-majors politiques et chez les décideurs les plus en vue. Conscients de leur pouvoir sur l’opinion publique la plus large et de l’influence qu’ils exercent sur les tenants de la décision, ces journalistes-intellectuels ont généralement su gérer cette “stature”, qui leur donne une lourde responsabilité morale, par un surcroît d’humilité, de prudence et de vigilance. Mêlé de près, du moins sur le plan médiatique, à la guerre de Libération de l’Algérie et même à l’Algérie indépendante, Paul-Mare de La Gorce, mort le 1er décembre passé à l’âge de 76 ans, fait partie de ce cercle de journalistes qui se sont imposés par leurs idées et leurs positions dans les conflits les plus durs et les moins “lisibles” de la planète. S’étant exprimé dans le prestigieux France Observateur, Libération et L’Express pendant la guerre d’Algérie, il avait dénoncé la torture et le mépris dans lequel étaient maintenus les Algériens. Dans l’ouvrage composé de souvenirs et de témoignages publiés par Michel Reynaud aux éditions Tirésias (octobre 2004) sous le titre Elles et Eux et l’Algérie, Paul-Marie de La Gorce apporte une contribution précieuse sur sa connaissance de l’Algérie depuis le début de la guerre de Libération jusqu’à l’indépendance. “Parmi les journalistes qui se sont occupés de l’Algérie, surtout durant les années de guerre, entre 1954 et 1962, je suis maintenant l’un des rares survivants. La plupart sont morts qui auraient pu en parler aussi bien que moi : Albert-Paul Lentin, Robert et Denise Barrat, Robert Lambotte, Marcel Niedergang, Roger Paret, Claude Krief… Ils ont été, à degrés divers, des amis et si j’ai joué dans ce groupe un rôle très actif, c’est parce qu’ils étaient de familles politiques et spirituelles très différentes et que, souvent, j’ai servi de lien entre eux”. Ayant connu pour la première fois l’Algérie en 1949, après avoir résidé au Maroc, La Gorce n’avait pas tout de suite pu rencontrer les militants nationalistes algériens en raison, affirme-t-il, d’une hégémonie des colons européens qui ont momentanément jeté un voile de silence sur les voix indépendantistes. Ce n’est pas tout, assure-t-il. “L’année précédant mon arrivée, en 1948, les premières élections à l’Assemblée algérienne avaient eu lieu dans des conditions telles que les résultats en étaient entièrement faussés et que les partis nationalistes, privés de toute représentation légale, étaient au bord de la clandestinité, très étroitement surveillés en tout cas, et il était devenu difficile d’en rencontrer les chefs ou les militants”.Après le massacre du 8 mai 1945 et le truquage des élections algériennes de mai 1948, le divorce semble se dessiner d’une façon décisive entre la France et l’Algérie. Le point de non-retour est ainsi atteint.Faisant le tableau de cette période d’avant-guerre, La Gorce a essayé de reconstituer les positions et les actes de chacun des acteurs nationalistes en présence : Ferhat Abbas, Messali Hadj, Docteur Bendjelloun… Cependant, une chose paraissait certaine pour lui : “Il me semblait tout à fait clair que l’Algérie n’était pas la même nation que la France. Les Français en avaient fait une entité à part, partiellement intégrée à la France, mais c’était une entité aussi réelle que le Maroc et la Tunisie.”Ayant vécu de très près tous les événements qui vont se succéder pendant cette affreuse guerre imposée aux Algériens, Paul-Marie de La Gorce sera mêlé, en sa qualité de journaliste, à plusieurs campagnes contre la guerre et surtout contre son corollaire, la torture. “J’ai pris part à la campagne contre l’emploi de la torture pendant la guerre d’Algérie. J’ai apporté mon propre témoignage et j’en ai recueilli d’autres. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour que cette campagne ait la plus large audience possible. De fait, elle fut un succès dans la mesure où elle a entraîné un très large courant d’opinion et, en particulier, a conduit toute la hiérarchie catholique à condamner politiquement l’emploi de la torture”.Le journaliste dénonce la torture infligée aux Algériens en se référant à la condamnation que les journalistes et intellectuels français ont exprimée au sujet des tortures pratiquées par les Nazis sur les populations françaises.Dans son témoignage consigné dans l’ouvrage de Michel Reynaud, de La Gorce fait un balayage des forces en présence, des communautés humaines et des défis de la décolonisation. Il s’est beaucoup intéressé au statut politique et social des uns et des autres, au musellement de la vraie information et aux efforts d’une minorité pour faire valoir la raison qui ne casserait pas les ponts entre les Français et les Algériens.Paul-Marie de La Gorce a aussi réalisé des documentaires pour la télévision française relatifs à la guerre d’Algérie. Il avoue la difficulté que suppose une telle entreprise de travail de mémoire : “J’ai consacré plusieurs émissions de télévision à la guerre d’Algérie auxquelles bien des réactions furent défavorables et, plus tard, le président de TF1, Hervé Bourges, m’a rapporté que François Mitterrand, alors président de la République, était hostile à y consacrer de nouvelles émissions et lui avait dit : “La meilleure solution, c’est de ne pas en parler”.Du temps de la guerre de Libération, les articles de La Gorce ont été, à plusieurs reprises, à l’origine de la saisie des journaux dans lesquels il écrivait. Depuis cette époque, il a régulièrement suivi de près en tant que connaisseur, l’actualité algérienne qui l’a poussé, souvent, à écrire encore sur l’Algérie où il a compté de nombreux amis. Dans une interview à El Watan en juillet 2002, Paul-Marie de La Gorce déclarait : “Je ne peux pas oublier ni abandonner ces amis et c’est particulièrement vrai depuis les nouvelles épreuves que connaît l’Algérie depuis dix ans. A partir de cette date, je suis reparti souvent en Algérie sans jamais laisser passer trois ou quatre mois sans y retourner. J’étais pratiquement le seul et j’en ai conçu une estime et une admiration nouvelle pour le peuple algérien pour le courage de sa résistance à l’islamisme. J’ai énormément lutté en France pour qu’on comprenne ce qui se passait là-bas. Cela a été très difficile. J’ai mesuré la puissance d’une tendance anti-algérienne dans la classe politique française”.

Amar Naït Messaoud

Elle et Eux et l’Algérie, Ouvrage dirigé par Michel ReynaudEditions Tirésias, Paris, octobre 2004

Partager