Revoir la terre natale pour les vieux colons ou toucher le pays de papa pour les plus jeunes et constater de visu ce qu’ont en fait les indigènes, est en soi un motif suffisant pour franchir la Méditerranée même si la traversée ne manquera pas de remonter en surface le douloureux départ précipité de l’été 1962, que le terrorisme de la sinistre OAS avait rendu inévitable.L’aiguisement du sens de la mémoire auprès de la 2e génération des pieds-noirs est révélé depuis une décennie par le foisonnement culturel exprimé dans le cinéma, la littérature, la musique et le théâtre. Le retour des grands rassemblements de pieds-noirs et de juifs natifs d’Algérie, expression d’un communautarisme bien méditerranéen, ne pouvait avoir pour conséquence logique que le retour au pays natal.La lancinante nostalgie des pieds-noirs et des juifs, sous-tendue et entretenue par le profond désir du retour et le rêve de voir en face, à défaut d’une amnésie totale, une mémoire indulgente nourrir l’oubli et le pardon est si bien chantée par Enrico Macias.Les quinquagénaires comme moi n’ont pas fait la guerre, mais la guerre les a fait. Elle nous a marqué dans l’âme et le corps. Quand nous voyons arriver d’anciens colons, d’anciens harkis, nous aurions aimé les regarder comme de simples touristes avec leur superficialité, venus avec leurs camescopes immortaliser notre précarité et de leurs euros, alimenter notre économie de bazar. Mais nous ne pouvons empêcher de vieilles images de fourmiller et d’envahir les circonvolutions de nos méninges pour s’imposer de nouveau à nos pupilles habituées aux scènes de violence. On peut tout oublier, sauf les souvenirs d’enfance. Nous avions dix ans quand l’OAS assassinait les Mouloud Feraoun et tous les porteurs de lumière, brûlait les bibliothèques, explosait dans la nuit, la chair des enfants endormis. On ne connaissait pas alors beaucoup de colons qui dénonçaient cette barbarie ! Ceux qui la soutenaient et l’alimentaient étaient, par contre, fort nombreux !
32 000 juifs…Leur venue, par petites fournées, est sans doute salvatrice pour nous aussi. Nous avons là une occasion de nous libérer par la parole et l’écrit, sans aucune violence, de rancœurs, de vengeance trop longtemps tues ou narrées à des oreilles françaises complaisantes et sans réaction. Une thérapie par le voyage pour les colons et leur progéniture et du même coup, une délivrance pour notre génération hantée de rêves inconsistants et de vendettas chimériques. Pour la mémoire, nous avons besoin de dire, aujourd’hui, qu’au moment où les Algériens entraient dans leur plus grande insurrection contre la colonisation de peuplement (1871), 32 000 juifs d’Algérie se faisaient naturaliser français grâce au décret Crémieux, du nom du juriste juif Isaac Crémieux, francisé Adolphe par son père. 152 000 juifs avaient ainsi, de 1870 à 1962, pris la nationalité du colonisateur qui avait grand besoin d’un renfort démographique face à la masse musulmane. Les juifs de Kabylie vivaient disséminés parmi la paysannerie, dans les petits bourgs où ils étaient cordonniers ou bijoutiers. Leurs ancêtres chassés d’Espagne en 1492 en même temps que les musulmans andalous, furent expulsés de Bougie par les Espagnols. Ils s’étaient alors fondus dans les tribus kabyles de la vallée de la Soummam, des Bibans et du Djurdjura.Les colons d’Algérie ont repris, à partir de 1955 donc après le déclenchement de notre guerre de Libération, à leur compte le nom fortement péjoratif de “Pieds-noirs” par besoin de singularité et de distinction communautaire contre un ennemi commun. Ce sobriquet désignait les matelots algériens qui travaillaient pieds nus dans les soutes à charbon.La communauté “Pieds noirs” historiquement soudée par 132 ans de colonisation, raffermie par la longue guerre de 8 ans et ponctuée, pour un grand nombre de ses enfants par un engagement dans la sinistre Organisation Armée Secrète (OAS) s’est constituée une identité et de nouveaux repères sur l’autre rive de la Méditerranée. Les crimes abjects de l’OAS constituent encore autant de peurs intériorisées par les colons, autant de barrières qui les empêchent de regarder les Algériens droit dans les yeux.Ils étaient 1 030 000 en 1953, hostiles dans leur ensemble à l’idée d’indépendance des Algériens. Contraints d’accepter leur rapatriement après la signature des accords d’Evian, un grand nombre d’entre eux a rejoint l’OAS pour ensanglanter la fin de la guerre et détruire ce qu’ils considéraient comme “le patrimoine national”. Notre mémoire a enregistré les noms de Lagaillarde, d’Ortiz, Suzzini et autres Jouhaud.Accueillis froidement en France, les pieds-noirs étaient souvent obligés de démarrer une nouvelle vie et de renaître au forceps. Ce n’est qu’en 1970, sous la présidence de Pompidou que des indemnisations leur ont été octroyées, suivies d’autres en 1974 sous Giscard d’Estaing et 13 ans après sous la présidence de Mitterrand. Très nombreux sont ceux qui, parmi eux, cultivent encore le fol espoir d’une récupération de leur ancienne place et de leurs biens en Algérie.Visites de recueillement ou voyages d’affaires, ces déplacements donnent forme pour mieux l’évacuer, au vieux rêve de reconquête du pays des clémentines et de l’huile d’olive. Il est commne ça, des songes qui vous poursuivent et dont il faut faire le deuil par la preuve de leur irréalité, leur vacuité. De nombreux arabo-baâthistes et islamistes, de chez nous, visitent l’Andalousie pour se libérer de la vieille chimère de sa reconquête.Déconstruire le désir de possession et rebâtir à la place un rapport d’ordre culturel et esthétique, voilà la parade, pour ne pas s’engager dans un combat perdu d’avance.
Rachid Oulebsir