Ceux qui parlent de l’art comme d’un commerce rentable affirment qu’il doit transmettre un message à l’Humanité, c’est à dire — et c’est là où ça commence à devenir tragiquement absurde — qu’il doit se consacrer à convenir aux besoins de la société et de la patrie.
Ecrire un roman, peindre une toile, faire une pièce de théâtre, réaliser un film… ce n’est rien d’autre, pour eux, que de dépeindre la réalité et rapporter subtilement les soucis et les malheurs de la populace (comme si ces derniers pouvaient susciter une quelconque subtilité chez l’artiste !).
C’est devenu une sorte de raison d’être qui offre à l’art une certaine légitimité ou, pour ainsi dire, une excuse péremptoire sans laquelle il devient du n’importe quoi !
“Du n’importe quoi !” C’est en effet le premier commentaire qui vient généralement, à l’esprit quand on entend ceci : “L’art pour l’art”. Se délivrer de la réalité et de la morale, se refuser à investir l’art au profit des besoins anodins de l’être humain en tant qu’être humain, sublimer l’art jusqu’à ce qu’il atteigne ces hauts sommets depuis lesquels on peut regarder la foule d’en bas avec dédain, peut-être même aller jusqu’à proposer des solutions, suggérer des alternatives, mais toujours avec cet aspect détaché, désintéressé qui veut rendre à l’art son plus bel hommage : c’est exister en dehors de tout attachement concret, demeurer pur et libre.
L’esthétique a été depuis toujours l’essence de cette tendance. Le concept du “beau” devient alors l’une des bases fondamentales d’une création artistique digne de ce nom. Bien de grands artistes et philosophes ont soutenu cette approche, et ce de Platon à Heidegger, en passant par les deux illustres poètes français : Théophile Gautier et Charles Baudelaire.
Selon Hegel, “l’art serait le moyen pour l’Homme de se découvrir, de déceler en lui la beauté originelle de l’être et de déterrer, par extension la beauté secrète qui réside en toute chose extérieure”.
Ensuite, arrivé à un certain degré d’abstraction, l’art n’est plus un moyen mais un but. Schopenhauer, quant à lui, pense que la satisfaction esthétique provient de l’admiration désintéressée des formes de l’univers, c’est-à-dire, contempler le beau parce qu’il est beau et non en vue de son utilité matérielle. Ainsi, selon lui l’artiste, par la voie de la satisfaction esthétique, parvient à se délivrer de la terrible pesanteur du quotidien.
Friedrich Nietzsche va plus loin encore. Selon lui, « l’art a plus de valeur que la vérité » et la création artistique est la plus haute affirmation de la vie. Un Homme se consacrant à célébrer tout ce qui est beau transcende inévitablement la fade réalité et crée une sorte d’alibi où il finit par aimer son existence et se détacher définitivement des lourdes chaînes du réel rarement beau et souvent repoussant !
La peinture fut aussi l’un des terrains les plus favorables à ce concept. Avec les impressionnistes français, notamment, Claude Monet, on a fini par ébranler l’esthétique traditionnelle des XVIIIe et XIXe siècles en s’appuyant sur l’idée que l’œuvre artistique a une utilité sociale. La révolution impressionniste veut peindre la beauté et les différentes variations de couleurs et de formes que produit la nature sans que cela ait un objectif social, externe à l’œuvre, à l’artiste.
Cette tendance s’aiguise à la fin du XIXe siècle avec les peintres postimpressionnistes comme Paul Sézanne, Paul Gauguin et Vincent Von Gogh. Les artistes alors se penchent beaucoup plus sur leur monde intérieur pour décrire et explorer par la peinture leur propre psychisme.
L’art devient alors une sorte d’exorcisme aidant l’artiste non seulement à se découvrir mais à faire de ses trouvailles des voies nouvelles vers une œuvre riche en contenu et en structure.
La formule “l’art pour l’art” est introduite en 1818 par le philosophe français Victor Cousin. Mais le principe lui-même a son origine dans l’idée kantienne selon laquelle l’art a sa propre raison d’être en dehors des circonstances et des acquis sociaux. Et ce sera Théophile Gautier qui devancera le temps et affirmera, en pleine période romantique, que “l’art n’a rien à voir avec la morale”. Charles Baudelaire en fera sa doctrine poétique dont on admire l’éclat dans Les Fleurs du mal, Mon cœur mis à nu et même dans une étude d’apparence réaliste mais dans les plis de laquelle on trouvera de très remarquables manifestations esthétiques : Les Paradis artificiels.
On peut aussi lier Le nouveau roman à cette tendance avec quelques nuances. Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Nathalie Sarraute et autres, en coupant avec la structure romanesque connue depuis Balzac, ne font réellement que délivrer l’écriture de l’emprise de la réalité. Le nouveau roman est donc le précepteur d’une nouvelle ère de la littérature : “l’ère du soupçon”. En résulte une véritable révolution esthétique marquée par la remise en cause de la nécessité du vraisemblable d’où le rejet de la description et le refus de “l’effet du réel” (selon Barthe). Suivant cette même logique, l’intrigue du roman perd son importance et l’attention se porte plutôt sur l’aventure que constitue l’écriture elle-même.
L’élévation de l’art au-dessus de toutes les attaches terrestres faisant de lui une simple manifestation de l’intellect humain, l’intérêt porté à l’étude du beau, du monde intérieur et de l’Etre, l’évasion et la liberté sont les principales caractéristiques de cette tendance…
Enfin, laissons Théophile Gautier nous introduire dans un monde où la beauté se détache visiblement de la réalité, la dépasse et la survole : “Rien de ce qui est beau n’est indispensable à la vie. On supprimerait les fleurs, le monde n’en souffrirait pas matériellement. Qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus de fleurs ? Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien, tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelques besoins, et ceux de l’Homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines !”
Sarah Haidar