En effet, un vent de contestation sans précédent traverse le parti de Hocine Aït Ahmed qu’on se plaît à appeler “le plus vieux parti d’opposition”. Contestation importante, ouverte, mettant en cause le secrétariat national et sa gestion. Loin d’atténuer la crise, le message intempestif du vieux leader à l’avant-dernier conseil national de son parti où il s’en prenait aux frondeurs dans des termes pour le moins excessifs a, au contraire, raidi les positions et aggravé la fracture organique. Dans de telles conditions la participation au scrutin législatif du 17 mai prochain n’aurait pas manqué, dans la phase de confection des listes de candidatures, de provoquer une véritable implosion du parti, difficile à endiguer surtout en raison de l’éloignement physique de son premier responsable. Pour cette raison, mais pas seulement, les observateurs avisés n’ont pas été surpris par le dernier conseil national extraordinaire qui a entériné la décision de boycotter le rendez-vous électoral du mois de mai. Signe des temps et preuve que même le chef incontesté du FFS n’est pas sorti indemne de cette crise, le Secrétaire national et le porte-parole, lors d’une conférence de presse, ont admis que l’unanimité n’est pas faite sur la question et que les débats ont été rudes malgré la position clairement affichée de M. Aït Ahmed en faveur du boycott.
Une “aura” en guise de rempart
Ce n’est pas la première fois que le Front des forces socialistes connaît des tensions en son sein. Mais le charisme de son chef et son aura née de son glorieux passé de la guerre de Libération nationale et, avant cela, de son rôle dans le mouvement national, mais aussi de sa mythique évasion des gêoles de Boumediène en 1965, a toujours servi de rempart sûr à toutes les frondes. Si cette aura vacille quelque peu, ce n’est assurément pas du seul fait de l’âge ni même de l’éloignement volontaire. C’est le résultat d’un long processus dont seule l’histoire dira peut-être les origines et les motivations. Le retour de cet historique au pays en 1990, après 25 ans d’exil forcé, a été un événement majeur en ce sens qu’il crédibilisait le processus d’ouverture démocratique consacré dans la constitution de 1989 et qu’il a suscité de réels espoirs. Ses appels mobilisaient les foules et ses déplacements les attiraient tout autant. Pour qui a vu l’extraordinaire marée humaine qui a déferlé sur la paisible localité d’Ouzellaguène un certain 20 aoùt 1990, à l’occasion de la commémoration du congrès de la Soumam, l’espoir était tangible, perceptible, vivant.
Quelques semaines auparavant le leader du FFS avait pris une initiative qui aurait pu faire date dans l’histoire s’il lui avait donné tout l’intérêt qu’elle méritait.
Quelque 400 personnes représentatives des forces sociales et de l’intelligentsia nationales se réunissaient à l’hôtel El Djazaïr, sous sa présidence, et ont débattu quatre heures durant. Etaient présents, entre autres, les universitaires de renom, des écrivains, des journalistes, des artistes, des entrepreneurs publics et privés, des syndicalistes… A l’issue des débats, le Forum démocratique autonome était né ! Ce nouveau cadre, ouvert et rassembleur, allait comme un gant à l’homme et lui permettait d’échapper à l’emprise étroite d’un parti politique. Non pas qu’il faille alors enterrer le FFS ! Les préparatifs du congrès du vieux parti, dans sa forme légale, allaient bon train et M. Aït Ahmed a affirmé, à plusieurs reprises et jusqu’à la veille de ces assises, qu’il n’en briguerait pas la direction. Le regretté Hachemi Naït Djoudi était alors le candidat naturel à ce poste, la présidence d’honneur pouvant échoir au vieux leader s’il le souhaitait. Ce premier congrès constitutif du FFS qui s’est tenu au début du printemps 1991 a été marqué par deux événement qui préfiguraient, déjà, de tensions à venir.
Premier congrès, premiers couacs
Au premier jour du congrès c’est à l’extérieur de la Coupole du 5-Juillet, qui abritait la manifestation, que l’évènement avait lieu : le commandant Yaha Abdelhafidh, l’un des principaux dirigeants militaires du soulèvement du FFS en 1963 était refoulé, à l’entrée de l’enceinte, par la force publique et à la demande du parti.
Au second jour, c’est Aït Ahmed lui-même qui créera à la fois la surprise et l’évènement en annonçant, contre toute attente, sa candidature au poste de Secrétaire général. La foule en délire se répand en applaudissements et les you-you fusent. Sans doute l’ignoraient-ils mais les congressistes venaient, peut-être de saluer ostentatoirement la première erreur stratégique du leader charismatique. Quelles motivations ont mené à l’exclusion de Yaha Abdelhafidh.
Quelles données de dernière minute ont poussé Aït Ahmed à briguer la direction du parti promise à Naït Djoudi ? Cela aussi, l’histoire le dira peut-être un jour.
En tout état de cause, les effets en sont immédiats.Yaha Abdelhafidh se lance aussitôt dans la création de son propre parti, le Front des forces démocratiques et Naït Djoudi Hachemi entre en dissidence ouverte après avoir boycotté la première séance du conseil national issu du congrès.
Parallèlement, ayant été investi à la tête du FFS, Hocine Aït Ahmed renonce à la présidence du Forum démocratique autonome qu’il cède à un ami d’enfance, Mouloud Aoudjehane. Sans que la personnalité et les qualités, par ailleurs appréciables, de ce dernier soient mises en cause, le Forum ne s’en relèvera pas et finira par disparaître.
Cependant ni l’évincement de Yaha, ni la dissidence de Naït Djoudi suivi par certains cadres ni même la disparition annoncée du Forum n’ont ébranlé le parti et les militants confiants en la capacité de discernement de leur leader.
Le premier tour des législatives de 1991 montrera une réalité que Hocine Aït Ahmed n’a pas dû accepter de gaieté de cœur. Malgré ses efforts pour faire oublier le soulèvement armé de 1963, malgré une stratégie nationale, il n’a pu arracher que 25 sièges. Certes, il est classé deuxième devant le FLN mais très loin derrière le FIS qui a obtenu la majorité dès ce premier tour. Mais le plus choquant, sans doute, est que les 25 sièges arrachés sont concentrés en Kabylie et à Alger.
Devant une situation inédite et dangereuse, Aït Ahmed lance un appel pour une marche populaire le 2 janvier 1992, entre les deux tours, à Alger. Le succès est retentissant. Tout ce que l’Algérie comptait de républicains et de modernistes, toutes les forces anti-intégristes étaient dans la rue. Mais, du haut d’un balcon de l’hôtel Aletti, alors qu’il haranguait la foule, la déception se lisait sur nombre de visages : il appelait à la poursuite du processus électoral au risque de livrer le pays aux intégristes dont le rêve de la dawla islamia était sur le point de se concrétiser.
La marche du 2 janvier comptera sans doute, au grand dam de son initiateur, au rang des principaux facteurs qui ont encouragé l’arrêt du processus électoral. Il ne ratera d’ailleurs pas une occasion pour le dénoncer, le qualifiant de “coup d’Etat”. De là est née la coalition contre-nature des “trois fronts » (FIS, FFS, FLN) qui, volontairement ou de manière induite, servira pendant longtemps de couverture politique et de facteur légitimant notamment à l’égard de la communauté internationale au terrorisme islamiste. De là découle la signature du contrat de Rome sous les auspices de la communauté catholique de Sant’Egidio alors que le pays était à feu et à sang et que l’un des signataires avait revendiqué des attentats meurtriers dont il s’est félicité.
Des dissidences non motivées à ce jour
Comme on le voit, le “ni Etat policier ni République intégriste” cher au FFS était loin, dès le début de cette année 1992, d’être reflété par les positions et les démarches de son leader, accusé par nombre d’acteurs et d’observateurs d’avoir rompu l’équilibre qui fondait la philosophie du parti.
Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître aujourd’hui encore, les seules démissions enregistrées à l’époque, à l’image de celle du secrétaire fédéral de Tizi-Ouzou, n’ont été ni médiatisées ni politiquement motivées. Les premières dissensions sont apparues lorsque Hocine Aït Ahmed a proposé de réviser les statuts du parti en introduisant un article qui fait de l’ensemble des candidats aux législatives, élus ou non, des congressistes de plein droit. Comme on le voit, la motivation est de nature organique et non politique.
Après l’assassinat du regretté Mohamed Boudiaf, le leader du FFS décide de son exil volontaire et instaure un système d’intérim tournant qui voit se succéder la quasi-totalité des membres du bureau national à la tête du parti. Ce système est présenté par d’aucuns comme la traduction d’une volonté de démocratie interne et par d’autres comme un subterfuge évitant l’émergence d’un “dauphin”.
En 1995, plusieurs membres du bureau national ayant chacun assumé le secrétariat général pour une période de six mois ont pris leurs distances sans pour autant démissionner du parti. Il s’agit, entre autres, du fameux “groupe de Tizi” dont Saïd Khellil, Rachid Halet, Saïd Hamdani et Hamid Louanaouci. Ce dernier rejoint le RCD à la faveur des législatives de 1997 tandis que Saïd Khellil et ses compagnons ont tenté, sans succès, de lancer un parti politique, le Mouvement pour la démocratie et la citoyenneté. A ce jour, les démissionnaires n’ont pas expliqué à l’opinion publique les raisons politiques qui ont pu motiver leur départ.
Même constat chez les députés de la législature 1997-2002. Huit parlementaires sur les 20 que comptait le FFS ont quitté leur groupe sans qu’en soient explicitées les raisons.
En fait, tout s’est passé comme s’il était tabou d’afficher son désaccord politique avec Aït Ahmed, y compris lorsque le pas de quitter son parti est franchi. C’est pour le moins surprenant mais telle a été la situation.
Le boycott, et après ?
Depuis les législatives de 1997, le FFS a alterné boycott et participation aux rendez-vous électoraux. Son poids électoral est allé en s’amenuisant y compris en Kabylie où il reste relativement bien implanté.
Sa décision de boycotter le scrutin législatif du 17 mai prochain ne plaide pas pour une reprise organique. Mieux, lorsqu’on sait que les débats ont été très animés au cours du dernier Conseil national, lorsqu’on connaît l’importance de la dissidence ouverte qui, pour la première fois, n’épargne pas le leader lui-même, l’on ne peut que s’interroger sur l’avenir immédiat et lointain de cette formation qui a tant fait défaut au courant républicain dans des moments cruciaux de la vie de la nation. Il est même à peu près acquis que le mot d’ordre de boycott ne sera pas suivi par de nombreux militants qui mettent de plus en plus ouvertement en doute l’efficacité de la stratégie du parti. Le FFS est un parti qui n’a jamais laissé indifférent. Il a souvent raté les grands rendez-vous avec l’histoire et fait des choix parfois ambivalents. Pour autant, sa disparition n’est pas souhaitable car il n’est pas évident que ce soit la démocratie qui en profite. Mais gageons que les stratégies électorales, tout au moins en Kabylie, intègreront le boycott et les dissensions internes du FFS comme une donnée majeure.
Anouar Rouchi