Chants funèbres

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La neige affirme, une fois de plus, la schizophrénie incurable du climat algérien issue, probablement d’une schizophrénie générale qui happe depuis des siècles ce pays déchiré entre ce qui pourrait passer pour son « identité » et ce que les « autres » (allez savoir qui !) ont voulu faire de lui. Le printemps semble être occupé ailleurs à répandre ses couleurs resplendissantes et son tendre soleil. L’Algérie étant à présent et plus que jamais l’endroit le plus déconseillé pour accueillir les festivités annuelles d’une nouvelle hymne à la vie, il se trouve que cette Algérie fatiguée et usée par le temps et les déceptions ne sait plus exactement ce que le mot « vie » veut dire, perdue qu’elle est entre les divers euphémismes et néologismes que ses « enfants » ont inventé pour ce mot si simple pourtant. Printemps ou pas printemps, je veux qu’il neige, qu’il pleuve, qu’il grêle et qu’il vente ! Telle est la volonté de la nature désormais ténébreuse et maniacodépressive ! Le chaos se répand tacitement dans les veines et les neurones de ce pays qui est encore dans la phase de la « recherche de soi » dont sont connus généralement les adolescents et les soit disant philosophes ! En parlant de philosophes, l’Algérie semble appliquer d’une façon extraordinaire le principe de Jaspers : « Chaque réponse que l’on trouve doit engendrer d’autres questions, et ainsi de suite ! « . Sauf que pour cet éminent philosophe, il s’agit d’expliciter l’âme de la philosophie dont l’essence est l’éternel questionnement et la quête du savoir. L’Algérie quant à elle au lieu de chercher des réponses à ses questions « existentielles », passe son temps à inventer des alibis, des occupations et des luttes de survie pour fuir lesdites questions. Pourquoi ? Parce que quand un pays tout entier se met à se poser ce genre de questions, il se rend rapidement compte que non seulement c’est inutile mais aussi très dangereux quant à la stabilité morale minimale dont doit jouir toute nation pour ne pas disparaître un jour de pluie, tel l’Atlantide, sous la mer orageuse de l’oubli. D’ailleurs, peu de nations se sont vraiment investies sur ce terrain périlleux. Celles qui ont tenté l’expérience ont trouvé, au lieu des réponses ou des prétendues “nouvelles questions”, une affreuse vérité, une inéluctable fatalité historique : celle de toujours rester en marge de l’Histoire, expulsées de l’Eden terrestre et éternellement vouées à la misère. La Palestine, la Syrie, l’Irak, l’Algérie sont l’incarnation d’un certain Prométhée qui, subtilisant le feu aux Dieux pour le donner aux humains, s’est vu infliger par Zeus le pire châtiment qui soit. Ces pays peuvent aussi susciter l’image d’un certain Sisyphe condamné à traîner son rocher le long de la montagne et refaire la même chose quand le rocher tombe du sommet, comme ça, pour rien, caprice de Zeus ! Caprice de l’Histoire ! Caprice du Système ! C’est du kif au même ! Et puis, au cœur de cette Capitale répondant à toutes les théories de Freud (Libido en tête !), on veut élever un totem pour la Culture arabe ! L’idée est là, les moyens sont là, le bruit médiatique est  » presque  » là. Les absents ? Le public, les artistes et les festivités, autrement dit : l’essentiel.

Et dans cette même capitale, on célèbre  » Le printemps de la Poésie  » comme chaque année ! Puisque le printemps, le vrai, se fait désirer, fabriquons le nôtre, camarades, avec les moyens de bord : des phrases aussi creuses les unes que les autres, alignées, bien rimées, récitées par des voix se voulant enivrantes et signées par des nullards ! Pendant ce temps, Baudelaire, Mutanabbi, Si Mohand-Oumhand et compagnie sont en train se mordre les doigts, se tirer les cheveux, faire des dépressions souterraines et se retourner dans leurs tombes tout en demandant des comptes à la poésie et au Créateur ! Colloque par-ci, récital par-là, semaine culturelle d’un pays par là, festival de cinéma d’un autre là-bas… Ce sont des rendez-vous culturels à la « Casper », plus fantomatiques les uns que les autres ! Le public se porte absent pour des raisons bien claires ! La presse ? Si elle consent à couvrir ces “trucs”, si elle ne somnole pas pendant le spectacle, si elle ne trouve pas mieux à faire, on peut s’attendre à quelques papiers dans les pages culturelles (aussi rares que les dinosaures de nos jours !) qui, à défaut de se lamenter sur l’excellente nullité de cette “Alger Capitale” (le reste de la phrase étant un blasphème !), puise sans retenue de l’encrier de la dérision ! Comme quoi, selon le proverbe arabe, “les pires des malheurs sont ceux qui font rire !”

L’Algérie toute entière est en train de crier sa fatigue et sa colère ! La politique est fatiguée mais toujours hystérique ! La religion est épuisée mais toujours aussi têtue ! L’espoir a déserté la terre et les hommes ! Le bonheur, n’en parlons pas ! A chaque fois qu’il jette un coup d’œil de loin, le paysage le dissuade aussitôt de faire un saut chez-nous ! La paix, à ce qu’il paraît, se débrouille toujours pour oublier l’existence d’une certaine Algérie, perdue quelque part, aux confins des ténèbres et de la bêtise ! Pourquoi donc en vouloir au printemps qui se fait désirer ? Les couleurs naissent de la lumière, chers concitoyens ! La lumière jaillit de la discussion, c’est-à-dire du dialogue ! Nous ne savons pas dialoguer, nous ne le voulons pas ! Et pis encore : depuis des siècles, on fait le deuil de quelques millions de morts, de quelques gloires enterrées, de quelques civilisations évanouies. Nous portons l’Histoire telle un corbillard sur nos frêles épaules ! La neige, elle, se contente de coudre et recoudre les linceuls dont nous avons besoin pour continuer à mourir !

Sarah Heider

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