Un printemps en appelle un autre

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Les derniers séminaires et autres journées d’étude consacrés à la graphie de tamazight, l’enseignement de cette langue dans plusieurs écoles du pays et à l’université, la consécration irréversible de l’amazigité comme composante essentielle de l’histoire et de la culture algériennes et bien d’autres acquis engrangés au cours du dernier quart de siècle nous montrent incontestablement la distance qui nous séparent de cette date historique du 20 avril 1980 qui a vu toute une région, la Kabylie, s’enflammer pour remettre en cause un déni historique, s’affirmer en tant que continuité ethnique et culturelle d’une histoire tourmentée et imposer aux gouvernants et autres composantes de la société algérienne un regard lucide, dégagé des pesanteurs et des préjugés du passé de façon à assumer dans son intégralité la personnalité et la culture algérienne. Ce mouvement populaire, historique, qui aura marqué d’une façon indélébile l’histoire politique et sociale non seulement de l’Algérie, mais aussi du Maghreb et de l’Afrique du Nord, territoires sur lesquels est gravée la mémoire de la berbérité, ne peut être réduit à une simple révolte à inscrire dans une chronique de journal. Du fait qu’elle a profondément métamorphosé et révolutionné le regard que les historiens et les analystes ont l’habitude d’avoir sur la société et le territoire du pays, du fait aussi que cette donne s’est intimement imbriquée aux problématiques qui fondent les nouveaux enjeux de la société algérienne, ce réveil historique de la dimension berbère constitue une donnée fondamentale qui fait engager ses ramifications politiques, culturelles, sociales et économiques au cœur de l’Algérie d’aujourd’hui.

La dimension berbère fait parties des questions pendantes et les plus déterminantes de l’histoire de l’espace maghrébin. Prise en tant que telle, elle constitue un paradigme qui se développe sur le double plan d’une donnée conflictuelle de l’histoire culturelle et civilisationnelle des pays concernés et d’un domaine d’étude qui acquiert de plus en plus des règles et des normes qu’exige toute approche scientifique. Ce domaine a, tour à tour, fait partie de l’ethnographie, de la philologie, de l’histoire, de l’anthropologie, de la linguistique, de la sociologie et même des sciences politiques. Comment peut-il en être autrement dans un espace méditerranéen qui, tout au long de l’histoire a été, en quelque sorte, le centre de la terre ?

Bien plus qu’un problème de l’histoire au de la science historique au sens stricto sensu où il serait question de rechercher l’origine d’un peuple, son évolution, sa langue, son économie et sa civilisation passée, la question berbère est aussi et surtout une question de l’actualité quotidienne puisque les habitants et les citoyens qui vivent la berbérité ou s’en réclament ouvertement sont toujours là, avec des organisations particulières, des parlers diversifiés mais fortement apparentés et des revendications qui s’inscrivent dans le territoire de la politique et qui remettent continuellement au goût du jour les aspirations démocratiques des populations concernées. Sur ce plan, nous sommes à mille lieues des simples curiosités linguistiques ou philologiques qui ont abouti au décryptage de l’hiéroglyphe ou de certaines langues amérindiennes mortes. Les limites épistémologiques entre la recherche scientifique proprement dite et la réhabilitation d’une culture se heurtant à des pesanteurs politiques ou sociologiques seraient à peu près celles qui séparent la berbérologie de la berbérité.

Dans son livre intitulé De la question berbère au dilemme kabyle à l’aube du 21e siècle (L’Harmattan-2004), Maxime Aït Kaki écrit : « L’irruption de l’islamisme en Algérie à la fin des années 1980 a très largement capté l’attention des spécialistes du Maghreb. La stigmatisation de ce phénomène, au demeurant savamment instrumentalisé par les pouvoirs en place, a réduit à néant toutes les autres dynamiques sociohistoriques à l’œuvre dans cette région. Or, l’Algérie et le Maroc sont en butte à une puissante contestation des populations berbères qui demandent la reconnaissance de leurs droits culturels et linguistiques. Les troubles répétés que connaît la Kabylie depuis le soulèvement de 2001- le ‘’Printemps noir’’- ne sont qu’un des aspects particuliers d’un phénomène multiforme qui déborde désormais le cadre national ou sub-national pour revêtir une dimension transnationale et internationale. Dorénavant, le question berbère place les États maghrébins devant des choix cruciaux en matière d’identité, de culture et de démocratisation ».

Nourri par des injustices historiques et des dénis perpétuels de tout ce qui constitue la substantifique moelle et la sève de la culture originelle de l’ancienne Tamazgha, le mouvement berbère aura influé d’une manière décisive sur le cours des événements des pays concernés depuis le milieu du 20e siècle jusqu’au début du 21e siècle qui inaugure le nouveau millénaire.

Des essais d’explication ont été faits par des idéologies de gauche ou de l’extrême gauche tendant à accréditer la thèse d’un mouvement purement social dû à la concentration démographique et aux difficultés liées au relief accidenté de la région qui porte haut et fort la revendication berbère, à savoir la Kabylie. La permanence du fait berbère et la constance d’une spécificité culturelle et sociologique de la région ‘’rebelle’’ ont beaucoup relativisé cette façon de voir qui- contrairement à ce que supposerait l’épistémologie politique- confond la cause avec les effets.

Une autre option- basée sur une patente paresse intellectuelle et, souvent aussi, sur une claire volonté de soumission- place la revendication berbère parmi les ‘’survivances’’ coloniales. On feint d’oublier que la Kabylie, qui est située à moins de 100 Km de la capitale, ne fut colonisée que 27 ans après la prise d’Alger et 26 ans après la prise d’Oran. La résistance farouche des ses populations fera encore parler d’elle pendant la formation du mouvement national et durant la guerre de Libération nationale. Les historiens ont apporté la preuve que la langue berbère n’a pas été favorisée par le système colonial si ce n’est dans le cadre de la recherche ethnographique qui consistait à mieux connaître les peuples ‘’indigénisés’’ en Afrique et en Asie ou à s’adonner à un exotisme de pacotille.

De tout temps, et en intégrant les données successives de l’histoire faites d’occupations, d’invasions et d’agressions, l’âme berbère a essayé tantôt de se distinguer, tantôt de se fondre- mais avec une relative autonomie- dans les nouveaux ensembles en présence, et souvent de se révolter contre un destin adverse, inaugurant par là ce que Ibn Khaldoun appellera ‘’Bled Essiba’’ (pays de la désobéissance) en éternelle opposition au ‘’Bled El Makhzen’’ (pays du Trésor, représentant le pouvoir central).

La révolte d’avril 1980 est considéré par Aït Kaki comme un tournant historique par rapport à ce qui est considéré, à tort ou à raison, comme une ‘’léthargie berbère’’. À ce sujet, adhérent aux vues du professeur Salem Chaker, il soutient que « c’est la première fois que dans l’histoire attestée que les Berbères se revendiquent en tant que tels », et de se poser ensuite la question de savoir si le tournant d’avril 1980 permet de conclure à un début de bifurcation historique. « Est-t-il de façon à une ou des destinées nationales berbères sui generis, ou bien concourt-t-il simplement au parachèvement des ‘’États-nations’’ maghrébins où l’identité se verrait attribuer un statut à côté des deux sacro-saints attributs ‘’fondamentaux’’ que sont l’arabe, langue de la nation, et l’Islam, religion de l’État », s’interroge-t-il.

Si les travaux ayant porté sur le sujet ont focalisé l’attention sur le paramètre de la langue, c’est parce qu’il se révèle l’aspect le plus visible de la berbérité. Dans Imazighène ass-a, Salem Chaker note : « Non qu’il y ait d’autres traits culturels distinctifs (une tradition orale spécifique, un patrimoine culturel, des particularités d’organisation sociale,…), mais tous ces paramètres-qui ont abondamment été étudiés par l’ethnologie- ont un pouvoir discriminant moins net. La dynamique sociohistorique à l’origine du phénomène de la permanence du fait berbère et des revendications successives, latentes ou publiques, est animée par la volonté naturelles des berbérophones de préserver une culture, un mode de vie et une organisation sociale au sein d’un environnement qui leur contestait clairement ou sournoisement un avenir et un destin ». En remontant à certains faits de l’histoire, Maxime Aït Kaki s’est attelé à l’étude de ce qu’il appelle l’ ‘’ethnogénése’’ de la berbérité, à partir de laquelle il infère que « le berbérisme représente un indicateur significatif de la genèse d’une conscience identitaire, voire de sa consolidation à travers les époques ».

‘’Ethnogénése’’ de la revendication berbère

La position géographique de l’Algérie en particulier et du Maghreb en général ne pouvaient laisser indifférents les autres acteurs de l’histoire au voisinage desquels se trouve cet ensemble. ‘’Terre de civilisation, le Maghreb occidental doit à sa situation géographique d’avoir attiré, au cours des siècles, l’attention, la convoitise, aussi bien que la défiance des peuples à vocation méditerranéenne. Sa position excentrique dans un ensemble méditerranéen anciennement organisé, ne pouvait manquer de lui valoir cette accablante faveur. Sommet d’un continent clos, crête de l’Afrique, le Maghreb occidental se présentait au monde antique, isolé, entre une mer fermée et un désert de sable. Pourtant, cette position ingrate devait lui valoir d’être une des bases de départ de la grande aventure humaine’’, écrivent les auteurs d’une Anthologie maghrébine (Hachette- 1965).

Cette aventure humaine, que l’anthropologue Malika Hachid fait remonter sur la terre d’Algérie à cinquante siècles avant les Pharaons, fera connaître aux enfants de Tamazgha moult péripéties à la suite desquelles ils subiront invasions, agressions, brassages, mais au cours desquelles il porteront aussi le message d’une culture authentique, d’un attachement viscéral à la terre et aux valeurs des ancêtres et d’un humanisme qui transcende les chapelles et les époques. ‘’Les tenants d’un chauvinisme souffreteux peuvent aller déplorant la trop grande ouverture de l’éventail : Hannibal a conçu sa stratégie en punique ; c’est en latin qu’Augustin a dit la cité de Dieu, en arabe qu’Ibn Khaldoun a exposé les lois de la révolution des hommes. Personnellement, il me plait de constater dès les débuts de l’histoire cette ample faculté d’accueil. Il se peut que les ghettos sécurisent, mais qu’ils stérilisent, c’est sûr’’ (Mouloud Mammeri).

Amar Naït Messaoud

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