Réhabiliter l’approche territoriale

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L’un des travers du ‘’mal-développement’’ que l’Algérie a hérité du processus de construction nationale après l’Indépendance est, aux yeux des aménagistes et des économistes, le déséquilibre de la répartition spatiale de sa population, des ses investissements et de sa gestion des ressources, ce dernier terme étant entendu, ici, dans son acception la plus large qui recouvre aussi et surtout le capital foncier. Même si la terminologie moderne impose son lexique – aménagement du territoire, développement durable, sauvegarde de la biodiversité – qui fait florès au sein des bureaux d’études et des départements techniques de certains ministères, les préoccupations relatives à la gestion du territoire ont accompagné les différents plans de développement des pays avancés et de beaucoup d’autres pays dits émergents. L’Algérie, qui s’est dotée depuis les années 70 de structures administratives inhérentes à l’aménagement du territoire, s’est rapidement laissée griser par la rente pétrolière qui a permis une urbanisation effrénée et anarchique, suivie de pôles industriels autour de certaines grandes villes. Cette situation a drainé des populations de l’arrière-pays montagneux et steppique au point où l’exode rural est devenue une réalité avec laquelle, il faut compter dans tous les autres programmes de développement.

Il n’est un secret pour personne que la concentration démographique, industrielle et commerciale a élu domicile dans la partie la plus septentrionale du pays, à savoir la bande côtière limitée par l’Atlas tellien. Plusieurs facteurs historique, climatique et sociologique peuvent expliquer cette ‘’préférence’’ de vivre sur un territoire spécifique au détriment du bon sens et de la rationalité. Ces distorsions ont amené la densité de la population à avoisiner les 300 habitants/km2 en moyenne dans les wilayas du Nord tandis que sur les Hauts-Plateaux, elle descend parfois au-dessous de 50 habitants/km2. Les territoires du sud, en revanche, enregistrent les densités les plus faibles allant de 10 à 20 h/km2.

Tous les indices indiquent un engorgement de la partie Nord du pays. La concentration des activités économiques y a créé des problèmes de circulation presque insurmontables (le nombre d’accidents de la route est dans ce cas, un des indices majeurs), d’autant que le réseau du chemin de fer n’a subi aucun changement depuis l’époque coloniale, se réduisant à la ligne Oujda-Tunis. D’autres problèmes d’infrastructure et d’équipements annoncent une asphyxie prochaine de la bande littorale (AEP, décharges publiques, réduction drastique de réserves foncières pour les programmes d’équipement,…). La devise d’ ‘’équilibre régional’’ arborée pendant des années- sous couvert de plans quadriennaux et de plans spéciaux – est, on en convient aujourd’hui, un slogan creux qui ne servait que des desseins politiques où le clientélisme le disputait au lobbying dans les hautes sphères du pouvoir.

Un territoire spécifique

Entre la bande littorale et le Sahara, les Hauts-Plateaux se présentent sous forme d’un couloir naturel allant de la frontière marocaine à la frontière tunisienne. Ils sont limités au nord par les derniers contreforts de l’Atlas tellien (Monts des Daïas, Beni Chougrane, Ouarsenis, Titteri, Hodna, Monts de Constantine et de Guelma) et au sud par l’Atlas Saharien (djebels Ksours et Ammour, Ouled Naïl, Aurès). L’altitude moyenne y est de 900 m à 1 100 m, mais l’aspect du relief présente une uniformité exceptionnelle, d’où le nom que la géographie physique a consacré à ce territoire : Hautes-Plaines ou bien Hauts-Plateaux. Ce dernier terme a eu les faveurs des livres et des médias. C’est un vaste territoire de plus de 200 000 km2, correspondant à la superficie de certains pays européens.

Les caractéristiques physiques et biotiques de ce couloir oblong allant de Naâma à Tébessa sur près de 1500 km de longueur sont connues des géographes depuis au moins le XIXe siècle : territoire steppique à base d’alfa, d’armoise, sparte et autres graminées supportées par un sol souvent chétif auquel succède, sur une grande partie de la surface, une dalle calcaire. Le réseau hydrographique est du genre endoréique (ses eaux, n’ayant souvent pas de débouché vers la mer, se déversent dans le continent au niveau des chotts, exception faite de certains réseaux, comme les sources du Cheliff à Djebel Ammour et les sources de Bousellam-Soummam au massif de Boutaleb, au sud de Sétif). Le climat est caractérisée par une rudesse particulière, à savoir, des amplitudes thermiques intenses (jusqu’à moins 10 degrés en hiver et 45 degrés en été), une faible pluviosité à la limite de l’aridité (autour de 200 mm/an) et des pluies torrentielles à l’équinoxe de l’automne (fin août-début septembre).

Sur le plan économique, la région est historiquement connue comme étant une ‘’zone du mouton’’ comme l’ont qualifiée les géographes coloniaux. En effet, jusqu’à ce jour, les Hauts-Plateaux sont considérés comme la réserve nationale en espèce ovine, en laine et en toison de moutons. La viande de la plaine du Sersou (entre Tiaret et Aïn Oussara) était si bien estimée par les habitants de l’ancienne métropole que les bêtes abattues dans les abattoirs locaux étaient acheminées dans les 48 heures sur Marseille via la ligne de chemin de fer Djelfa-Alger. Nul besoin de s’attarder ici sur la notoriété mondiale de la variété Ouled Djellal ayant pour origine cette petite localité de Biskra limitrophe des Hauts-Plateaux de l’Est.

Limites et couacs d’un mode de vie

Cette vocation – par un élevage intensif et transhumant de l’ovin – que l’homme a imprimé à la région ne va pas sans incidence sur l’écologie de la zone. En effet, le potentiel végétal des Hauts-Plateaux a atteint ses limites biologiques en raison du surpâturage et de l’anarchie régnant dans le secteur de l’élevage. Le capital alfatier se dégrade de jour en jour, alors qu’à un certain moment l’usine de Baba Ali de traitement de l’alfa ne suffisait pas aux grandes quantités récoltées sur ces territoires. La ligne de chemin de fer Djelfa-Blida était spécialement conçue pour le transport de cette matière première. Aujourd’hui, les dégâts occasionnés par les labours illicites, les défrichements et le pacage transhumant sont peut-être irrémédiables. Le premier signe inquiétant de la désertification en Algérie est bien la réduction en peau de chagrin, du couvert alfatier et le recul de la valeur agrologique des sols du fait de la dégradation due à l’érosion. Sur les piémonts, les atteintes au capital végétal ne sont pas non plus à prendre à la légère. En tout cas, au cours de ces dernières années, la réduction de l’offre fourragère due au surpâturage, couplée au phénomène de la sécheresse cyclique, ont fini par venir à bout des efforts de beaucoup d’éleveurs pour maintenir un métier ancestral et, pourquoi pas, le promouvoir à la faveur des nouvelles techniques relatives à l’agriculture et au développement rural.

Outre cette impasse écologique et économique, les difficultés auxquelles sont confrontées les populations des Hauts-Plateaux algériens sont dues aux distances séparant les hameaux et les villes et au faible développement des infrastructures de base (routes, ouvrages hydrauliques, chemin de fer) et des équipements publics (centres de santé, écoles, lieux de loisirs,…). Il en résulte un fort degré de pauvreté, des taux de chômage ahurissants, une déperdition scolaire exceptionnelle et même un phénomène de descolarisation qui entraîne le travail précoce des enfants.

Une nouvelle vision du développement

Le choix porté par les hautes autorités du pays pour développer la ‘’zone du mouton’’ remontent aux année 1970 lorsque le président Boumediene, dans sa vision où se mêlaient gigantisme et volontarisme, voulait installer ‘’sa’’ capitale à Boughezoul, un ‘’quatre chemins’’ désertique situé sur la RN 1, et à presque équidistance, entre quatre grandes villes aux quatre points cardinaux : Alger-Djelfa-Tiaret-M’sila. Des études ont été engagées sur plusieurs années, puis, c’est le silence radio. Ce n’est qu’avec Cherif Rahmani, ministre de l’Aménagement du territoire, et Ahmed Ouyahia, Premier ministre, que le projet sera exhumé au début des années 2 000, et ce, dans le cadre des nouvelles villes dont fait partie Sidi Abdellah, dans la banlieue Sud-ouest d’Alger.

Mais, les défis des Hauts Plateaux ne peuvent se réduire à la construction d’une grande ville dût-elle être une nouvelle capitale. Au milieu des années 1980, des jeunes appelés du service national furent mobilisés dans des GTVF (groupements de travaux de voies ferrées) pour installer la ligne de chemin de fer de la rocade des Hauts-Plateaux. L’expérience s’arrêta au niveau du tronçon Batna-M’sila. Il en fut de même avec le Barrage vert, toujours dirigé par l’ANP, destiné à installer sur les piémonts des Hauts-Plateaux une ceinture verte pour arrêter le phénomène de désertification. Des choix techniques et une mauvaise prise en charge des données socioéconomiques et des réalités sociologiques de la région conduit à relativiser fortement l’impact de cet ouvrage dont les travaux ont été arrêtés au début des années 1990.

Il faut dire que toutes ces actions s’apparentent à un cautère sur une jambe de bois du fait que ce sont des solutions trop fragmentaires et trop émiettées – dans l’espace, dans le temps et dans la logique d’enchaînement rationnel – pour prétendre réhabiliter d’immenses espaces frappés par une crise multidimensionnelle et qui sont supposés alléger la pression sur les territoires du littoral et du Tell intérieur.

En quoi le programme complémentaire des Hauts-Plateaux, adopté par le Conseil des ministres du 27 février 2006 avec une enveloppe budgétaire de 620 milliards de dinars, diffère-t-il des anciens plans ou projets destinés à ce territoire ? Il y a lieu de reconnaître à ce programme une certaine cohérence de vision aussi bien socioéconomique que spatiale (Aménagement du territoire). En effet, sa multisectorialité est l’une des garanties que veut se donner le président de la République pour la réussite d’un grand projet qui s’apparente à un véritable défi. Aucun secteur de développement n’a été omis dans l’architecture du nouveau projet : Urbanisme et construction (programmes de logements), Travaux publics (routes nationales, départementales, ponts, viaducs), Agriculture et Forêt (élevage, céréaliculture, cultures irriguées, pistes, travaux sylvicoles, corrections torrentielles, fixation de berges), Hydraulique (forages, retenues, captage de sources, canaux d’irrigation), Santé (hôpitaux, centre de santé), Industrie et Énergie (électrification rurale, éoliennes, raccordement au gaz de ville), Éducation (lycées, CEM, écoles primaires), Culture (centres culturels et de loisirs, cybercafés, salles de cinéma), Transport (chemins de fer),…etc. C’est un véritable plan ‘’Marshall’’ qui est destiné aux Hauts-Plateaux. La première tranche est déjà inscrite au niveau du ministère des Finances et les travaux commenceront au mois de novembre en cours pour certaines wilayas.

Cependant, comme pour l’ensemble des projets inscrits dans le plan de soutien à la croissance économique décidé par le président Bouteflika à partir de 2005, le programme Hauts-Plateaux ne manque pas de s’attirer des critiques venant de certains spécialistes qui lui reprochent un ‘’déficit de maturation’’ en matière d’étude et de planification dans le temps, de même qu’on émet des doutes sur les capacités des entreprises algériennes à pouvoir prendre en charge un tel programme. Mais, il apparaît de plus en plus clair qu’une partie des travaux programmés seront pris en charge par des entreprises étrangères, à l’exemple des chemins de fer. L’enveloppe financière globale mobilisée pour ce secteur (réhabilitation et développement) avoisine les 7 milliards de dollars. Une partie du réseau touchera les Hauts-Plateaux au niveau de la ligne Chiffa-Djelfa et de la ligne M’sila-Tiaret-Relizane.

Quoi qu’il en soit, pour la première fois dans l’histoire de l’Algérie, les Hauts-Plateaux seront traités par les programmes de développement en tant qu’entité physique particulière et en tant qu’espace humain et économique qu’il y a lieu de réhabiliter et de promouvoir.

Amar Naït Messaoud

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