La chanson française, comme tous les arts, a eu son age d’or. Celui qu’avaient conquis ces trois chevaliers avec leur sensibilité, leur courage et leur liberté intellectuelle…
Jacques Brel ou l’archéologue de l’âme
Quand ça parle Brel, tout devient étrangement compliqué. Le mystère ne réside pas vraiment dans ses poèmes ni dans sa musique ; peut être dans sa vie d’homme, dans ses tourments intérieurs et ses batailles quotidiennes. Batailles avec le temps, avec les cons, avec Dieu et avec lui-même. Toute sa discographie renferme l’odeur et les voix torturées des guerriers qui s’en vont mourir pour un dogme absurde. Brel est ce soldat audacieux et follement amoureux des horizons, qui déserte une guerre pour en déclarer une autre, qui rien qu’avec une chanson arrive à créer des clans, à ébranler des acquis aussi vieux que l’humanité et à nous pousser continuellement à nous remettre en cause… Brel est comme ce psychiatre qui, avant d’entamer sa carrière, commence d’abord par se psychanalyser. « A vous, gens raisonnables que la raison a fatigués. Fatiguez-vous à être aimables et laissez-moi vous expliquer »… Il nous expliquera comment avec un rien de joie ou de mélancolie nous délivrer de la raison et ouvrir nos bras et notre âme aux vents orageux de l’aventure. Cette aventure ne se limitera pas à quelques relations amoureuses ambiguës (dont sa vie était chargée) ni à des rapports tempétueux et volcaniques avec les autres. Il veut simplement nous apprendre à aborder la vie elle-même en tant qu’aventure. Ce qui nous mènera à la savourer, à l’adorer par-dessus tout et à nous vouer à elle, uniquement à elle…
La façon dont Brel retranscrit le monde en poèmes et en musique est à elle seule suffisante pour nous émerveiller. A cela, s’ajoute une voix inqualifiable qui joint la colère à l’éternel amour, qui nous transmet certaines idées, certains états d’âmes et certaines tristesses qu’on pensaient jusque là intransmissibles. Le génie du chanteur se situe là : il ne veut pas utiliser le simple langage pour nous ouvrir une fenêtre sur nous-mêmes mais il vas au-delà de la langue et invente à ses risques et périls des mots à lui que le dictionnaire ne connaît pas, des mots capables plus que les autres de nous rapprocher d’avantage de cette idée abstraite, primitive et indomptable qu’il veut à tout prix nous transmettre.
Certains pensent que Brel n’est pas un artiste mais un simple chanteur de variétés. Ce qu’il a lui-même affirmé dans un entretien.
C’était évidemment par modestie ou peut être par vénération aux artistes qu’il a aimés. La vérité est toute autre. Brel était non seulement un artiste du ver et de la musique mais aussi un philosophe ayant construit une doctrine propre à lui, une idéologie purement Brélienne et une vision atypique des phénomènes de la vie et de la mort.
Brel chante pour exorciser ses douleurs et ses joies, pour les partager avec les autres, pour leur peindre un tableau baroque où l’éternelle passion le dispute à l’incurable lassitude.
Dans ce tableau, on voit clairement que l’artiste est déçu par tout et par tous mais il s’obstine à sauver en lui un semblant d’espoir, une lueur d’amour pour le genre humain et une volonté martyrisée de toujours voir en chaque chose sa part de beauté sans pour cela inhiber sa part de laideur…
Brel est un désespéré, un éternel amoureux, un éternel enfant, un homme de scène increvable et un explorateur immortel de l’âme humaine…
Cet artiste, ce grand philosophe nous dit enfin de mettre continuellement à jour notre Mea Culpa non pour se mépriser ou se suicider mais uniquement pour mieux nous connaître, pour mieux nous incruster et nous projeter tout en préservant notre essence :
C’est trop facile de rentrer aux églises, de déverser
toute sa saleté
Face au curé qui, dans
la lumière grise, ferme les yeux pour mieux nous pardonner
Tais-toi donc, Grand Jacques, que connais-tu du Bon Dieu
Un cantique, une image,
tu n’en connais rien de mieux
C’est trop facile,
quand un amour se meurt,
Qu’il craque en deux parce qu’on l’a trop plié,
D’aller pleurer comme
les hommes pleurer
Comme si l’amour
durait l’éternité
Tais-toi donc, Grand Jacques, que connais-tu de l’amour ?
Des yeux bleus,
des cheveux fous.
Tu n’en connais rien du tout !
Léo Ferré, l’étranger
Je suis d’autre pays que le votre, d’un autre quartier, d’une autre solitude. Je m’invente aujourd’hui des chemins de traverse. Je ne suis plus de chez-vous. J’attends des mutants. Biologiquement, je m’arrange avec l’idée que je me fais de la biologie : je pisse, j’éjacule, je pleure. Il est de toute première instance que nous façonnions nos idées comme s’il s’agissait d’objets manifacturés. Je suis prêt à vous procurer les moules… Mais… La solitude, la solitude… (…….) Le désespoir est une forme supérieure de la critique. Pour le moment, nous l’appellerons bonheur, les mots que vous employez n’étant plus les mots mais une sorte de conduit à travers lequel les analphabètes se font bonne conscience !
On pourrait se contenter de ce passage parlé de la chanson La solitude pour entièrement cerner l’humain, l’homme et l’artiste Ferré. Les paroles et la musique de Léo Ferré se distinguent clairement de celles de Brel mais on peut discerner une certaine touche Brélienne dans son approche de l’étrangeté de l’homme dans le monde de même qu’on pourra dénicher chez Brel, dans ses rares moments de plénitude, la façon qu’a Ferré d’angéliser l’amour et même le diviniser…
Ferré est avant tout un poète qui fouette inlassablement sa verve pour nous décrire des sensations et des états d’âmes presque inaccessibles au pouvoir des vocables. La mélancolie signée Ferré est, sans doute, un poème miraculeux qui nous fait aussitôt oublier le fameux « bonheur d’être triste » de Hugo…
La mélancolie.
C’est voir un mendiant
chez le conseil fiscal
C’est voir deux amants
qui lisent le journal
C’est voir sa maman à chaque fois qu’on se voit mal
La mélancolie
C’est les yeux des chiens
quand il pleut des os
C’est les bras du Bien
quand le Mal est beau
C’est quelquefois rien,
c’est quelquefois trop
C’est regarder l’eau
d’un dernier regard
Et faire la peau du divin hasard
Et rentrer penaud
et rentrer peinard
C’est avoir le noir
sans savoir très bien
Ce qu’il faudrait voir
entre loup et chien
C’est un désespoir
qui n’a pas les moyens
La mélancolie
C’est avec cette même façon nonchalante et fatiguée, avec cet air de ne pas faire exprès, de ne vouloir importuner personne que Léo Ferré nous fait redécouvrir la solitude, l’amour, la poésie, le combat idéologique et l’infirme condition de l’Homme.
La poésie jaillit chez-lui d’un éternel besoin de s’expliquer, de défendre ses idées, de donner des alternatives sans pour cela se prétendre prophète ou visionnaire. Il nous exhorte à effacer toutes les limites nous séparant de l’autre et de l’impossible. Usant des oxymores qu’il adore, il nous démontre avec une aisance inouïe que le Mal et le Bien, la Foi et l’athéisme, le Paradis et l’Enfer, la tristesse et la joie, la paix et l’inquiétude… ne sont au bout du compte que des classifications arbitraires que Dieu ou l’Homme a cru bon de tracer pour empêcher les Humains de se libérer et d’atteindre l’impossible. Léo nous invite donc à prendre une gomme et à effacer toutes ces lignes, à nous affranchir du despotisme de la machine pensante et à créer notre propre dictionnaire. A cet aspect de rébellion bien fondée s’ajoute le charme irrésistible d’une vieillisse toujours capable de savourer la vie et d’en croquer la part du lion. Ces cheveux blancs, cette bouche édentée, cette difficulté à courir et à sauter comme au bon vieux temps perdent, chez l’artiste, toute signification morbide car un Vieux Poète peut toujours crier, créer et noyer le monde de son art. La mort n’est donc pour lui que le quatrain final d’un beau poème qu’il chante volontiers avec tout l’amour que l’on doit à une reine, à un symbole, à un Salut :
La Mort… La Mort…
Je la chante et, dès lors, miracle des voyelles
Il semble que la Mort est la soeur de l’amour
La Mort qui nous attend, l’amour que l’on appelle
Et si lui ne vient pas, elle viendra toujours
Georges Brassens, l’enfant terrible
Plus que Brel et Ferré, on peut dire sans crainte que Brassens emmerde tout le monde ! A écouter ses chansons, on finit par croire que ce monde est une pelote avec laquelle joue un chat capricieux et maniacodépressif. Le chaos donc règne sur la vie des hommes même si l’on a parfois l’impression qu’une puissance suprême veille sur le monde. La vérité n’existe pas, elle n’est qu’une vision utopique qu’un homme a, un jour, créée pour sauver ses semblables d’une vie qui se traîne, sans but, sans idéal ! L’amour n’est qu’un échange d’intérêts, d’inquiétudes et de bêtises ! La religion est une tendre berceuse qui n’arrive à endormir que les esprits naïfs ! Dieu ? On n’a pas encore tranché s’il existe ou non, mais cela n’a aucune importance ! L’art est un désespoir transformé en chanson ! La vie est une mauvaise farce, la mort est un début de prise de conscience. Le sens ? Il n’y en a point !
Brassens, étant conscient de tout ça, choisit donc de tout ridiculiser, lui-même en premier ! Il ne chante pas, il caricaturise la vie et les hommes jusqu’à tourner au ridicule toutes leurs démarches, tous leurs projets et tous leurs succès… L’homme pour lui ne vit pas mais passe une peine de prison dans la vie, châtiment d’un crime qu’il ne se souvient pas avoir commis ! Cet homme n’a donc ni le droit ni la compétence de se confectionner une idéologie, une ligne de conduite ou une croyance.
La solution ? L’anarchisme ! Vivre au jour le jour, maintenir et protéger cet éternel principe de n’avoir aucun principe, rejeter toutes les issues les considérant comme de simples mirages fabriqués pour nous pousser à admettre et même aimer notre longue traversée du désert…
Il ne faut jamais croire en rien. La religion et les idéaux n’étant que de simples barrières devant l’affranchissement de l’esprit. L’homme est un esclave. Son but dans la vie est de se libérer peu à peu jusqu’à atteindre la fin de sa petite fable insignifiante : la mort…
Brassens ne trouve guère indécent de dire que l’homme sort d’un trou et y retourne. Mais dans cette intervalle entre les deux trous noirs qu’est la vie, l’homme a en moins la chance de laisser sa trace. Ainsi, le chanteur, sans en donner l’air, a œuvré toute sa vie pour qu’une trace de lui subsiste, ne serait-ce qu’une mauvaise réputation !
Au village, sans prétention,
J’ai mauvaise réputation.
Que je me démène ou que je reste coi
Je passe pour un je-ne-sais-quoi!
Je ne fait pourtant de tort à personne
En suivant mon chemin de petit bonhomme.
Mais les braves gens n’aiment pas que
L’on suive une autre route qu’eux,
Non les braves gens n’aiment pas que
L’on suive une autre route qu’eux.
Sarah Haidar